— Vous ne croyez pas que j’y croie ? dit-il en s’emmêlant dans son expression verbale, ce qui lui arrivait rarement.
— Je n’en sais rien, commandant. Vous êtes parfaitement convaincant dans votre exposé du scénario. J’y crois moi-même.
Danglard sortit une seconde fois, revint avec son verre plein.
— Je suis convaincant, dit-il en détachant ses mots, pour vous convaincre de ce que vont croire ceux à qui on va le faire croire.
— Parlez français, Danglard.
— Je vous l’ai dit hier. Quelqu’un veut vous faire sauter, définitivement. Quelqu’un qui ne veut à aucun prix que vous mettiez la main sur le tueur de Garches. Quelqu’un dont cela ruinerait la vie. Quelqu’un qui a la main longue, quelqu’un de là-haut. Et sûrement un proche du tueur. Vous devez sauter, et un autre doit écoper à la place du Zerquetscher. C’est assez simple, non ? Les premières fautes organisées contre vous n’ont pas suffi à vous mettre hors-jeu. Alors on a forcé l’allure, on a donné le nom du Zerquetscher à la presse, on l’a fait fuir, on a déposé la douille chez Pierre fils, avec vos pelures de crayon. Avec cela, la herse tombe. C’est mécanique. Mais pour que le moteur tourne rond, l’homme de là-haut a besoin de complicités, et tout d’abord ici même. Qui a accès aux pelures de crayon ? Un gars de la Brigade. Qui a eu accès aux douilles ? Mordent et Maurel. Qui a disparu de la circulation depuis ce matin, dépression nerveuse, arrêt maladie, visites interdites ? Mordent. Je vous ai prévenu au café, et vous m’avez répondu que je pensais de manière moche. Je vous ai dit que sa fille allait passer en jugement dans deux semaines. Elle sortira libre, vous verrez cela — et tant mieux pour elle et pour lui. Mais vous, à cette date, vous serez en taule.
Adamsberg souffla la fumée avec plus de bruit que nécessaire.
— Vous me croyez ? demanda Danglard. Vous saisissez le système ?
— Oui.
— Cricket, répéta Danglard, qui n’était en rien sportif. Attraper la balle avant. Trois ou quatre jours, pas plus.
— C’est-à-dire trouver Zerk avant, dit Adamsberg.
— Zerk ?
— Le Zerquetscher. Thalberg nous a envoyé son dossier ?
— Ici, dit Danglard en soulevant son verre de vin, montrant une chemise rose tachée d’un cercle humide. Désolé pour le rond.
— S’il n’y avait que le rond, Danglard, la vie serait belle. On fumerait et on boirait en péchant des trucs dans le lac de votre ami Stock, on ferait des ronds sur la passerelle avec les culs des verres, on ferait de la barque avec vos gosses et le petit Tom, et on dilapiderait le fric du vieux Vaudel avec Émile et son chien.
Adamsberg sourit franchement, de ce sourire qui rassurait toujours Danglard, quoi qu’il se passe, puis fronça les sourcils.
— Et que diront-ils pour le meurtre autrichien ? Que dira celui qui a la main longue ? Qu’Émile l’a commis aussi ? Ça ne tiendra pas.
— Ils diront que ça n’a rien à voir. Ils diront qu’Émile a simplement copié le modus sur le cas autrichien, par manque d’imagination.
Adamsberg tendit le bras et but une gorgée au verre de Danglard. Sans Danglard et sa logique taillée comme un cristal, il n’aurait pas vu venir le coup.
— Je pars pour Londres, annonça Danglard. On peut l’avoir par les chaussures.
— Vous ne partez nulle part, commandant. C’est moi qui pars. Et il me faut un homme en charge de la Brigade. Arrangez vos affaires avec Stock par téléphone et vidéo.
— Non. Déléguez Retancourt.
— Elle n’a pas le grade, je n’en ai pas le droit. On a déjà assez d’emmerdements comme ça.
— Où allez-vous ?
— C’est vous qui le dites : on peut l’avoir par les chaussures.
Adamsberg lui tendit une carte postale. Un beau village coloré se détachant sur un fond de collines et de ciel bleu. Puis il la retourna, côté pile. En haut à gauche, en lettres d’imprimerie : КИСЕЉЕВО.
— À Kisilova, au village du démon. Qui rôdait à l’orée du bois. C’est bien ce que signifie ce КИСЕЉЕВО ?
— Oui, c’est-à-dire Kiseljevo, dans son orthographe originale. Mais on en a déjà parlé. Après vingt ans, on ne se souviendra pas là-bas du passage du Coupeur de pieds.
— Ce n’est pas ce que j’espère. Je pars chercher le noir tunnel creusé entre Vaudel et ce village. Il faut le trouver, Danglard, s’enfoncer là-dedans, extirper l’histoire, arracher sa racine.
— Quand partez-vous ?
— Dans quatre heures. Plus de places d’avion, je prends un vol pour Venise et le train de nuit jusqu’à Belgrade. J’ai réservé deux places, l’ambassade me cherche un traducteur.
Danglard secoua la tête, hostile.
— Vous êtes trop exposé. Je pars avec vous.
— Pas question. Il n’y a pas que le problème de la Brigade. S’ils veulent me couler et que vous êtes avec moi, ils vous embarqueront sur le même radeau. Et s’ils me collent en taule, il ne restera que vous pour pouvoir me sortir de là. Vous y mettrez dix ans, tenez bon. En attendant, restez loin de moi, restez dehors. Je ne contamine ni vous ni personne de la Brigade.
— Pour le traducteur, le petit-fils de Slavko pourrait faire l’affaire. Vladislav Moldovan. Il est interprète pour les instituts de recherche. Un aussi heureux caractère que son grand-père. Si je lui dis que c’est pour Slavko, il s’arrangera pour se libérer. À quelle heure part le Venise-Belgrade ?
— À vingt et une heures trente-deux. Je passe chez moi prendre un paquetage et mes montres. Ça me gêne, je n’ai pas l’heure.
— Quelle importance ? Vos montres ne sont pas à l’heure.
— C’est parce que je les règle sur Lucio. Il pisse contre l’arbre environ toutes les heures et demie. Mais il y a forcément du flou.
— Vous n’avez qu’à faire le contraire. Régler vos montres sur une pendule, ce qui vous donnera l’heure exacte des pissées de Lucio.
Adamsberg le regarda, un peu surpris.
— Je ne veux pas savoir à quelles heures pisse Lucio. À quoi voulez-vous que ça m’avance ?
Danglard eut un geste qui signifiait « laissons choir » et tendit au commissaire un autre dossier, vert pomme.
— C’est le dernier rapport de Radstock. Vous aurez le temps de lire tout cela dans le train. Augmenté des interrogatoires de lord Clyde-Fox et des informations inconsistantes sur le camarade cubain, ou soi-disant tel. Les analyses ont été affinées. Les chaussures sont toutes françaises, sauf celles de mon oncle.
— Ou d’un cousin de votre oncle, d’un Kisslover, d’un Kisilovien.
— D’un Kiseljevien.
— Comment les chaussures ont-elles traversé la Manche ?
— Par bateau clandestin, il n’y a pas d’autre moyen.
— C’est se donner beaucoup de mal.
— Qui en vaut la peine. Highgate est un haut lieu. Certaines de ces chaussures, quatre paires au moins, n’auraient pas plus de douze ans d’ancienneté, mais Radstock a des soucis de datation avec les autres. Douze ans, cela correspondrait au temps d’action du Zerquetscher, en supposant qu’il ait commencé sa collecte à l’âge de dix-sept ans. Ce qui est déjà jeune pour s’introduire dans des magasins de pompes funèbres et couper des pieds. Chronologiquement, cela s’adapte bien, on recoupe l’expansion de la mouvance artistique gothique, heavy métal, dentelles et épouvante, antéchrist et paillettes, morts-vivants en jaquette de soirée. Cela peut entretenir une imprégnation favorable.
— Pardon, Danglard ?
— La mouvance gothique, répéta Danglard. Jamais entendu parler ?
— Gothique du Moyen Age ?
— Gothique des années 1990 à ce jour. Vous ne voyez pas ? Les jeunes gens qui portent des tee-shirts ornés de têtes de mort ou de squelettes sanglants.
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