Malgré son volume remarquable, elle passa aisément les passerelles et se posa bruyamment à ses côtés. Adamsberg lui sourit. Retancourt savait-elle, ou non, qu’elle représentait pour lui un arbre secourable, aux fruits coriaces et miraculeux, ce genre d’arbre qu’on enlace sans pouvoir en faire le tour, sur lequel on grimpe en hâte quand surgit l’enfer ? Où l’on construit sa cabane dans les branches hautes ? Elle en avait la puissance, la rugosité, l’hermétisme, abritant le monumental mystère. Son regard efficace parcourut la pièce, sol, murs, hommes.
— Boucherie, dit-elle. Où est le corps ?
— Partout, lieutenant, dit Adamsberg en écartant les bras, désignant d’un mouvement la pièce entière. Émietté, pulvérisé, répandu. Où que l’on pose les yeux, on voit le corps. Et quand on regarde le tout, on ne le voit plus. Il n’y a que lui, et il n’est pas là.
Retancourt inspecta les lieux de manière plus sectorielle. Ici, là, d’un bout à l’autre de la pièce, des fragments organiques écrasés couvraient les tapis, collaient aux murs, formaient des paquets d’immondices, se tassaient près des pieds des meubles. De l’os, de la chair, du sang, un tas brûlé dans la cheminée. Un corps éparpillé qui ne suscitait pas de dégoût tant il était impossible d’associer ces éléments à une partie suggestive d’un être. Les agents se déplaçaient avec précaution, risquant à chaque geste d’enlever un morceau du cadavre invisible. Justin discutait à voix basse avec le photographe — celui qui avait des taches de rousseur et dont Adamsberg ne mémorisait jamais le nom —, et ses petits cheveux clairs lui collaient au crâne.
— Justin est hors d’état, constata Retancourt.
— Oui, confirma Adamsberg. Il est entré ici le premier, sans idée préconçue. C’est le jardinier qui a prévenu. Le planton de Garches a appelé son supérieur, qui a saisi la Brigade dès qu’il a constaté les dégâts. Justin s’est tout pris de plein fouet. Relayez-le. Vous coordonnerez le relevé avec Mordent, Lamarre et Voisenet. Il nous faut une identification des matières mètre par mètre. Carroyer, relever les vestiges.
— Comment le gars s’y est-il pris ? C’est un rude boulot.
— À première vue avec une scie électrique et une masse. Entre onze heures du soir et quatre heures du matin. En toute tranquillité, chaque pavillon est séparé des autres par un grand jardin et une haie. Pas de voisins proches, la plupart sont partis pour le week-end.
— Le vieil homme ? On en sait quoi ?
— Qu’il vivait ici, seul et riche.
— Riche certainement, dit Retancourt en désignant les tapisseries qui couvraient les murs, et le piano, un demi-queue qui occupait le tiers de la grande pièce. Seul, c’est autre chose. On ne se fait pas massacrer comme ça si on est vraiment seul.
— Si c’est bien lui qui est sous nos yeux, Violette. Mais c’est presque certain, les cheveux correspondent à ceux de la salle de bains et de la chambre. Et si c’est lui, il s’appelait Pierre Vaudel, il avait soixante-dix-huit ans, il avait été journaliste et spécialisé en affaires judiciaires.
— Ah.
— Oui. Mais selon le fils, il n’y a pas de véritable ennemi en vue. Seulement quelques grosses embrouilles et des hostilités.
— Où est le fils ?
— Dans le train. Il vit à Avignon.
— Il n’a rien dit d’autre ?
— Mordent dit qu’il n’a pas pleuré.
Le Dr Romain, le médecin légiste qui avait repris du service après une longue période d’évanescence, se planta devant Adamsberg.
— Pas la peine de faire venir la famille pour une identification. On se débrouillera avec l’ADN.
— Évidemment.
— C’est la première fois que je te vois assis pendant une enquête. Pourquoi t’es pas debout ?
— Parce que je suis assis, Romain. Je n’ai pas envie d’être autrement, c’est tout. Qu’est-ce que tu repères dans ce carnage ?
— Il y a des parties du corps qui ne sont pas totalement défaites. On reconnaît des morceaux de cuisses, de bras, juste écrasés de quelques coups de masse. En revanche, le concasseur a particulièrement soigné la tête, les mains, les pieds. Totalement écrabouillés. Les dents aussi sont en miettes, on en a des éclats ici et là. Du travail très abouti.
— Tu as déjà vu cela ?
— Des visages et des mains écrasés, oui, pour éviter l’identification. De plus en plus rare depuis l’ADN. Des corps éventrés ou brûlés, oui, comme toi. Mais une destruction aussi forcenée, non. Ça passe l’entendement.
— Ça passe où, Romain ? Dans la hantise ?
— Une sorte. On dirait qu’il a répété son travail jusqu’à n’en plus pouvoir, comme s’il avait peur de le rater. Tu sais, comme on contrôle dix fois qu’on a bien fermé la porte. Non seulement il a tout broyé bout par bout, non seulement il s’est acharné et a recommencé, mais il a tout ventilé. Il a éparpillé les restes à travers l’espace. Pas un fragment n’est solidaire d’un autre, même les doigts de pieds ne sont pas ensemble. Comme si le gars avait semé à la volée dans un champ. Il ne s’imagine pas que le vieux va repousser, hein ? Ne compte pas sur moi pour remonter le corps, c’est impossible.
— Oui, approuva Adamsberg. De la peur incœrcible, de la fureur en flux continu.
— Cela n’existe pas, la fureur en flux continu, coupa agressivement le commandant Mordent.
Adamsberg se leva en secouant la tête, se posa sur une dalle, passa sur la suivante d’un pas appliqué. Il était seul à se déplacer, les agents s’étaient arrêtés pour l’écouter, immobiles sur leurs propres dalles, comme les pions restent fixes pendant le déplacement d’une pièce sur l’échiquier.
— Normalement non, Mordent, mais ici oui. Sa rage, sa frayeur, sa fièvre s’étendent au-delà de notre vue, sur des terres que l’on ne connaît pas.
— Non, insista le commandant. La fureur, la colère, c’est un bois qui brûle vite. Ici, il y a eu des heures de travail. Quatre heures au moins, et cela, ce n’est pas le temps de la fureur.
— De quoi d’autre ?
— C’est du labeur, c’est de l’entêtement, du calcul. Peut-être même de la mise en scène.
— Impossible, Mordent. Personne ne peut imiter cela.
Adamsberg s’accroupit pour examiner le sol.
— Il était en bottes, non ? En grosses bottes de caoutchouc ?
— On le pense, confirma Lamarre. Vu la besogne à faire, ça paraissait une bonne précaution. Les semelles ont laissé de belles empreintes sur les tapis. Avec, peut-être, des petits fragments de matière échappés des crampons. De la boue ou je ne sais quoi.
Mordent marmonna « labeur » et se déplaça en travers, comme le Fou, puis Adamsberg franchit trois dalles, deux en ligne et une en biais, comme le Cheval.
— Sur quoi s’est-il posé pour écraser ? demanda-t-il. Même avec une masse, il ne serait arrivé à rien sur les tapis.
— Ici, suggéra Justin, on a un espace à peine taché, de forme à peu près rectangulaire. Possible qu’il ait posé un billot de bois ou une plaque de fonte pour faire enclume.
— Ça fait beaucoup de matériel lourd à transporter.
Masse, scie circulaire, billot. Et sûrement des habits et des chaussures de rechange.
— Ça tient dans un gros sac. Je pense qu’il s’est changé dehors, dans le jardin derrière le pavillon. Il y a des traces de sang dans l’herbe, là où il a dû poser ses vêtements souillés.
— Et de temps à autre, dit Adamsberg, il s’asseyait pour reprendre son souffle. Il avait choisi ce fauteuil-là.
Adamsberg regarda le meuble, ses accoudoirs torsadés, son siège de velours rose sali de sang.
— C’est un sacré beau fauteuil, dit-il.
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