— Et si Torrailles et Lambertin refusent ?
— Croyez-moi, Mordent, avec sept des leurs assassinés et Vessac qui va mourir, ils accepteront.
Veyrenc freina devant le 3, rue des Oies-folles. Les deux hommes repérèrent les lieux, le chemin de terre, la portion de forêt, la lourde porte en bois de la maison. Pas de tas de bûches à proximité. Veyrenc parcourut lentement la courte distance entre la porte et la voiture garée sur le bas-côté.
— Pas de doute, dit-il, on voit bien les pas de Vessac et d'Élisabeth écrasant l'herbe humide, mais pas de troisième homme derrière eux. Et aucune trace d'un gars s'approchant d'eux par l'autre côté.
— Ici non plus, dit Adamsberg en s'accroupissant devant la porte, passant sa main à travers le haut des herbes. Ils n'étaient que deux.
Il aimait l'herbe. C'est cela qu'il faudrait faire dans le petit jardin qu'il partageait avec Lucio. Creuser le terrain sur cinquante centimètres de fond, arracher la rocaille de Paris, emplir d'humus et faire pousser. Lucio serait content.
Lucio. Gratte cette recluse, mon gars, gratte jusqu'au sang.
Je ne veux plus, Lucio. Laisse-moi fuir.
T'as pas le choix, mon gars.
Adamsberg sentit sa nuque se tendre à nouveau, sa gorge se nouer, en même temps que, soudainement, il pensait à sa mère. Un fugace vertige l'obligea à poser sa main au sol.
— Merde, Jean-Baptiste, n'abîme pas les traces.
— Excuse-moi.
— Tu vas bien ? demanda Veyrenc en avisant le visage terni de son ami.
Pour un Béarnais à la peau tannée comme l'était Adamsberg, la pâleur était chose rare.
— Très bien.
Je ne veux plus, Lucio.
Adamsberg continuait de passer mécaniquement ses doigts dans le haut des herbes.
— Ça, Louis, dit-il en lui tendant une bricole invisible entre le pouce et l'index.
— Un petit morceau de fil de nylon, dit Veyrenc. Vingt centimètres. Les gars doivent pêcher, dans le coin.
— Les gars pêchent partout. Mais il était enchevêtré dans cette ortie.
— Ce n'est pas cela qui a mordu Vessac.
— Va tout de même prendre un sac plastique dans la voiture, j'ai peur de le laisser tomber.
Adamsberg et Veyrenc cherchèrent encore un quart d'heure parmi les herbes et sur le chemin, tout et n'importe quoi, sans trouver ni tout, ni n'importe quoi, hormis ce petit fragment de fil à pêche. Ils remontèrent en voiture, Adamsberg au volant cette fois, déçus. Vessac et sa « dame » avaient été seuls en effet, selon toute apparence.
— T'as envie de quoi ? demanda Veyrenc, surveillant toujours son ami du regard.
— On n'a rien avalé depuis hier. On va dans ce Rossignol, on se taille un petit-déjeuner à la Froissy et on attend Irène. Élisabeth Bonpain supportera bien mieux l'interrogatoire avec elle.
— J'approuve.
— Où as-tu rangé le sachet plastique ?
— Dans la mallette. Tu as si peur de le perdre ?
Adamsberg haussa les épaules.
— On n'a que ça, dit-il.
— C'est-à-dire rien.
— Voilà.
— Zéro, dit Adamsberg en laissant tomber son portable sur la table du Rossignol. Retancourt n'a encore repéré aucun Jeannot Escande dans les environs, mais elle commence tout juste sa razzia.
— Razzia ?
— Quand Violette opère une recherche, ce n'est pas une prospection, c'est une razzia.
— Jeannot a sans doute dormi dans sa voiture.
— Ce serait le plus malin. Quant à l'équipe de Lamarre, ils ne trouvent pas de Jeannot à Palavas. Ce qui est une bonne nouvelle. Mais là encore, ils débutent.
— Le petit Jeannot sans pied. Qui l'eût cru ?
— Pas de preuve encore, Louis.
— Mais c'est le seul absent.
— Oui.
— Tu doutes ?
Adamsberg repoussa les restes de son petit-déjeuner, se servant seulement une tasse de café supplémentaire.
— Tu en reprends ? demanda-t-il à Veyrenc. Tu as à peine dormi.
— Je vais me reposer dans la voiture. On a trois bonnes heures devant nous.
— Va, Louis, je vais marcher, courir un peu peut-être. Appeler ma mère.
— Tu ne m'as pas répondu, dit Veyrenc en se levant. Tu doutes ?
— Je ne sais pas. J'attends de revoir, Louis.
— Tes brumes, n'est-ce pas ?
— Oui.
Adamsberg sortit du bourg de Saint-Porchaire et trouva un chemin de forêt. Son odorat, ou son désir, lui faisait trouver les arbres aussi sûrement que les éléphants repèrent un plan d'eau. Il s'assit sur un talus entre deux jeunes ormes et appela chez lui, là-bas, en Béarn. Sa mère éluda son affaire de bras et de balai, elle n'aimait pas s'attarder dans la plainte. Prendre des nouvelles de Jean-Baptiste était plus essentiel.
— Sur quoi tu travailles, fils ? Tu es fatigué, pas vrai ?
— Il y a des moments difficiles dans les enquêtes, rien de plus.
— Sur quoi tu travailles ? répéta la mère.
Adamsberg soupira, hésita.
— Sur la recluse, finit-il par dire.
Il se fit un bref silence, puis la mère reprit, la voix plus rapide.
— La recluse, fils ? La femme ou la bête ?
— Pourquoi demandes-tu cela ? Tu connais ?
— Connaître quoi ?
— Cela fait deux fois déjà qu'on me pose cette question, et je ne la comprends pas. Quelle femme ?
— Je n'ai pas parlé de femme, Jean-Baptiste. J'ai dit « La ferme ou la bête ? »
— Non, tu as dit « femme ».
— Tu es fatigué, j'ai dit « ferme ».
— Quelle ferme ?
— Vers Comminges, une ferme qu'on appelait comme ça, « La Recluse ». Parce que le type voulait voir personne chez lui, et à la fin, il s'est pendu. C'est souvent comme cela que ça se finit, quand on voit personne, après on se pend. Tu sais que Raphaël a déménagé ?
— Oui, à l'île de Ré.
— Il y a beaucoup à faire là-bas. Et sais-tu quoi ? Il a une belle maison sur la plage.
Sa mère avait coupé court. Pourquoi n'avait-elle pas répondu ? Quelle ferme ? Quelle recluse ? Et il le sut, le malaise allait revenir.
Ce n'est pas qu'il revint, c'est qu'il fondit sur lui. Il s'allongea sur le talus, poings sur les yeux, le dos glacé, la nuque engourdie. Sa mère. La recluse. Désorienté, il s'obligea à se redresser et se mit en marche vacillante, puis au trot, fuyant, courant dans d'étroits sentiers où les branches fines des noisetiers passaient sur son visage. Une clairière obturée arrêta sa cavalcade. Combien de temps avait-il couru ? Il consulta l'heure sur son portable. Ne restaient que quarante-cinq minutes avant l'arrivée d'Irène. Il n'avait d'autre choix que de reprendre le sentier, au galop cette fois.
C'est en sueur, la veste nouée aux hanches, les cheveux emmêlés, mais débarrassé de tout vertige, qu'il entra en coup de vent au Rossignol. Veyrenc était attablé avec Irène Royer et Élisabeth Bonpain, qui tenait son amie par la main. Ils avaient déjà déjeuné, sauf Élisabeth en quasi-deuil, qui n'avait pas touché à son assiette.
Irène se leva aussitôt pour aller saluer « son » commissaire, telle une privilégiée. Elle appréciait Veyrenc mais Adamsberg était celui qu'elle avait choisi, à l'heure du chocolat, à L'Étoile d'Austerlitz.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle avec un brin d'inquiétude.
— J'ai couru.
— Mais vers quoi, Sainte Mère ? Et vous vous êtes blessé aux joues.
Adamsberg passa ses doigts sur son visage et vit un peu de sang sur ses mains. Les griffures des noisetiers, il ne les avait même pas senties. Veyrenc lui tendit silencieusement une serviette en papier et Adamsberg alla se laver visage et cou aux toilettes, si bien qu'il en ressortit plus humide encore.
— Pardon, dit-il en prenant place à leur table.
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