— Comment s'appelle la sainte ? demanda-t-il. Celle de Lourdes ?
— Sainte Odette ? Attends une seconde. Sainte Bernadette.
— On n'a pas retenu grand-chose.
— Non. Bois une seconde gorgée.
Adamsberg s'exécuta, puis reposa son verre et regarda son frère.
— Notre mère, cet été-là, avait décidé de ne pas faire la halte à Bénéjacq mais de partir de Lourdes et de parcourir six ou sept kilomètres à pied au retour. Elle avait quelque chose à faire dans ce coin. À l'écart du chemin — elle nous l'a expliqué en route, tu ne t'en souviens pas non plus ?
— Non.
— À l'écart du chemin, reprit Raphaël, au haut d'un pré, il y avait un vieux pigeonnier en pierre, petit, de deux mètres de diamètre peut-être. La porte et les lucarnes étaient obturées par des briques, sauf une. Cela, je l'ai vu.
— Et ? Qu'en avait-elle à faire de ce pigeonnier ?
— Une femme y habitait. Depuis presque cinq ans, elle n'en était jamais sortie.
— Tu veux dire qu'elle restait là-dedans jour et nuit ?
— Oui.
— Mais comment vivait-elle ?
— De la charité de ceux qui voulaient bien monter jusque-là et lui offrir de l'eau et de la nourriture par la lucarne. De la paille aussi, pour recouvrir les excréments. C'est ce qu'était venue faire notre mère, la nourrir. Les gens du coin la tenaient pour une sainte protectrice, comme au temps jadis. Le préfet n'osait pas intervenir.
— Je ne peux pas te croire, Raphaël.
— Tu ne veux pas me croire, Jean-Baptiste.
— Mais que faisait-elle là ? Qui l'avait enfermée ?
— Je te parle d'une femme qui s'était volontairement cloîtrée, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Comme au temps jadis.
— Parce que des femmes faisaient cela, avant ?
— Des quantités de femmes, au Moyen Âge et jusqu'au XVI e siècle. On les appelait les recluses.
Adamsberg resta le bras en l'air, le verre suspendu.
— Les recluses, répéta Raphaël. Certaines ont survécu dans ces cachots noirs durant cinquante années. Les cheveux poussaient comme des toisons sauvages où cavalaient les insectes, les ongles se recourbaient en griffes si longues qu'elles tournaient sur elles-mêmes en vrilles, la peau se couvrait d'un enduit de crasse, le corps d'une puanteur immonde, les excréments et les aliments décomposés formaient la litière. Et celle-là, la dernière recluse de notre temps, tu l'as vue : la recluse du Pré d'Albret.
— Jamais de la vie ! cria à nouveau Adamsberg. Notre mère ne m'aurait pas laissé voir cela.
— Tu as raison. Une fois à dix mètres du pigeonnier, elle nous a ordonné de l'attendre. Mais c'était si mystérieux, hein ? Tu t'es glissé par-derrière, et quand elle est revenue, tu as couru comme un lièvre, grimpé sur une pierre et collé tes yeux à la lucarne. Une ou deux minutes peut-être. C'était long. Et puis tu as hurlé. Hurlé de terreur, hurlé comme un dément. Et tu as perdu connaissance.
Adamsberg dévisageait son frère, les poings serrés.
— Pendant que notre mère essayait de te ranimer à coups de gifles et d'eau de Lourdes, j'ai cavalé jusqu'à la route chercher notre père. Il t'a porté dans ses bras. Tu n'as repris conscience qu'à l'arrière de la voiture. Ta tête reposait sur mes genoux, et rien que d'être resté le nez collé à la lucarne, ton visage puait la merde et la mort. Et notre mère t'a secoué et t'a dit : « Oublie, fils, oublie, par pitié. » Et tu n'en as plus jamais reparlé. Voilà l'effroi, voilà le noir, voilà la recluse hideuse qui t'attrape la nuque : la femme du Pré d'Albret.
Adamsberg se leva, corps contracté et lèvres blanches, passa une main rigide sur son visage, crut sentir sur lui cette odeur atroce de mort et de pourriture. Il voyait son frère, il voyait les bougies, le verre, il voyait aussi à présent des griffes, une chevelure d'un gris aussi terne que celui d'un blaps, une chevelure qui s'agitait seule sous la course des parasites, il voyait une bouche qui s'ouvrait lentement, toute grande, il voyait des dents pourries, les griffes s'approcher de lui, il entendait, enfin, le brusque et terrifiant rugissement. La recluse. Raphaël se leva d'un bond et contourna la table, juste à temps pour retenir dans ses bras son frère évanoui. Il le tira jusqu'à un lit, ôta ses chaussures et le couvrit.
— Je savais que j'allais te faire mal, dit-il à voix basse.
Adamsberg dormait peu et se levait à l'aube. À midi, Raphaël le réveilla. Il ouvrit les yeux, se redressa sur le lit. Il savait qu'il était tard, inutile de demander l'heure.
— Je prends ta salle de bains, dit-il. Pas lavé pas changé depuis plus de vingt-quatre heures.
— C'est juste une douche.
— Je prends ta douche. J'ai eu des appels ?
— Deux.
Adamsberg attrapa son portable et écouta les messages de Voisenet et de Retancourt. Voisenet était formel : Jean Escande était arrivé à Palavas deux jours avant l'attaque venimeuse contre Vessac. Le vieux Jeannot sans pied était bien connu dans quelques petits restaurants de la station balnéaire, il l'avait finalement trouvé chez une amie, d'où il s'apprêtait à partir.
— Je fais quoi maintenant, commissaire ?
— Vous rentrez avec l'équipe, lieutenant. Vous avez quand même eu le temps de tremper vos pieds dans l'eau ?
— Cinq minutes.
— Toujours ça de pris, Voisenet.
Il eut aussitôt Retancourt en ligne.
— Trente-huit hôtels déjà visités, commissaire.
— Et on ne va pas faire les dix-sept mille de France. Rentrez, Retancourt.
— Il a dormi dans sa voiture alors. C'est cela que vous pensez ?
— Il a dormi à Palavas.
— Mais s'il était…
— Je sais, coupa Adamsberg. Je sais.
— Vous êtes toujours à Rochefort ?
— À l'île de Ré, chez mon frère. Prévenez Mordent que je serai demain matin à la Brigade. Mordent, pas Danglard.
Adamsberg rejoignit Raphaël sur la terrasse, où le déjeuner était prêt. Pâtes, jambon. Les préoccupations culinaires de Raphaël n'étaient pas plus élevées que celles de son frère.
— C'est foutu, lui dit-il. Ce n'est pas Jean Escande qui a attaqué Vessac. On l'a localisé, au bord de l'eau, à des centaines de kilomètres du lieu de l'attaque.
— Ils ont pu envoyer un fils.
— Non, Raphaël, ce genre de vengeance ne s'exerce pas par procuration. Elle est directe ou elle n'est pas. Les garçons mordus n'ont pas assassiné leurs tortionnaires. Et pourtant, c'est bien du venin de recluse. Et pourtant, l'orphelinat de La Miséricorde demeure au centre du dispositif. J'en suis certain, ou bien rien n'a de sens. Il n'y a pas d'autre voie, et cette voie ne conduit nulle part. J'ai bouffé le sable, comme a dit Danglard.
Raphaël passa le pain à Adamsberg et les deux frères nettoyèrent leurs assiettes avec ces gestes larges des gosses de la campagne.
— Mais c'est différent, à présent, dit Raphaël en lançant les miettes de pain à quelques limicoles qui sautillaient sur la plage.
— Moi, j'ai un couple de merles à la Brigade. Je leur donne du cake. Le mâle est fluet.
— C'est bien aussi, les merles. La femelle couve ?
— Elle couve. Qu'est-ce qui est différent ?
— Es-tu toujours aveugle ?
— Non. Je distingue parfaitement la recluse du Pré d'Albret. Et je sais pourquoi j'ai hurlé.
— Elle s'est approchée de toi.
— Comment le sais-tu ?
— Je ne sais rien. J'ai toujours imaginé qu'elle l'avait fait.
— Oui. Les mains en avant, et elle a crié, non, elle a rugi. Mais je peux la regarder à présent. Je ne la crains plus, je ne crains plus le mot. La recluse, la recluse, je peux le répéter jusqu'à la nuit sans tomber.
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