— Oui. Depuis peu, mais oui.
Veyrenc leva son verre et les deux hommes les heurtèrent au ras de la table, en prenant grand soin de ne faire aucun bruit.
— Mais elle y va, elle retourne en cage, dit Adamsberg.
— Si tu ne l'avais pas trouvée, elle t'aurait mis sur sa piste.
— Tu as suggéré qu'elle l'avait fait exprès ? Son faux pas ? Au téléphone ? « C'est rageant que le tueur les ait tous eus » ?
— Cette femme ne commet pas d'erreur. C'était fini, et elle t'attendait.
— Et pourquoi n'ai-je pas réagi ?
— Je crois que je te l'ai déjà dit.
— Ah oui ? Quand ?
— Mes mauvais vers.
— Ah, dit Adamsberg après un silence. As-tu freiné tes pas pour lui laisser sa chance ?
— Tu t'en souviens. Mais tant qu'à faire, si tu veux mémoriser quelque chose, choisis de véritables vers.
— Merci, socraticien, dit Adamsberg, s'adossant de côté, moitié au dossier de la chaise, moitié au mur.
— Au risque de faire du Danglard, on ne dit pas « socraticien ».
— Mais quoi ?
— Philosophe socratique. Mais je ne suis pas philosophe. Tu vas tenter de faire entrer ses boules à neige en prison ?
— Et j'y réussirai, Louis.
Adamsberg leva une main et lut le message qui venait d'arriver sur son portable.
— Je salue le passage du détroit que j'accompagne de mes humbles compliments.
— De qui est-ce, à ton avis ? demanda-t-il en tendant l'écran vers Veyrenc.
— De Danglard.
— Tu vois qu'il a cessé d'être con.
Adamsberg jeta un regard vers Estelle qui, assise à une table éloignée, stylo en main, aurait dû faire ses comptes et ne les faisait pas.
— C'est ta dernière chance, Louis.
— J'ai l'esprit à Cadeirac, Jean-Baptiste.
— Comment pourrait-il être ailleurs ? Mais tu oublies deux choses : à force de ne rien faire, on finit par ne rien faire.
— Faut-il que je note cela ?
Adamsberg secoua la tête. Veyrenc avait réussi à le distraire.
— Surtout pas. On ne note que ce que l'on ne comprend pas.
— Et la seconde chose ?
— C'est notre dernier dîner à La Garbure. Tu n'y reviendras plus, Louis. Ni moi.
— Et pourquoi cela ?
— Il est des lieux, comme cela, qui accompagnent un voyage. Le voyage s'achève et ce lieu s'en va avec lui.
— Le navire emporte son ancre.
— Précisément. Et tu vois donc que tu manques de temps. Y avais-tu pensé ?
— Non.
C'est Adamsberg cette fois qui emplit leurs verres.
— Eh bien penses-y. Le temps de ce verre.
Adamsberg fit silence, accompagné par Veyrenc. Oui, c'était le dernier soir, à n'en pas douter. Après un long moment, Veyrenc reposa son verre vide et acquiesça, d'un léger cillement de paupières.
— Ne bavarde pas, dit Adamsberg en se levant, jetant sa veste sur son épaule. Tu l'as déjà trop fait.
— Tant il est vrai qu'à force de bavarder, on finit par bavarder.
— C'est cela même.
Adamsberg remontait les rues vers chez lui, opérant des détours inutiles, les mains enfoncées dans ses poches, ses doigts enserrant la boule à neige. Le navire emportait son ancre, le navire emportait l'Yraigne. Demain, Lucio rentrait d'Espagne. Il lui raconterait l'araignée, à la nuit, assis sur la caisse en bois. Et Lucio ne pourrait rien lui opposer : toutes les piqûres, morsures, blessures avaient été grattées, jusqu'au sang.
Il se rappelait la voix de Lucio, devant la maison de Vessac, à Saint-Porchaire. Qui le poussait à creuser et creuser encore tandis que lui pensait à fuir. Et Lucio avait seulement dit :
— T'as pas le choix, mon gars.
Mes vifs remerciements au Dr Christine Rollard, arachnologue (Département Systématique et Évolution, Muséum national d'Histoire naturelle), pour les informations qu'elle a bien voulu me fournir sur Loxosceles rufescens , l'araignée recluse.
Pour toi.
Moi ?
Un mort ?
Oui.
Tu pars, Berg ? Tu pars ?
Non.
Si, Berg.
Oui.
Boire, manger.
Oui.
Oui.
Boire, manger.