Fred Vargas - Quand sort la recluse

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— Trois morts, c’est exact, dit Danglard. Mais cela regarde les médecins, les épidémiologistes, les zoologues. Nous, en aucun cas. Ce n’est pas de notre compétence.
— Ce qu’il serait bon de vérifier, dit Adamsberg. J’ai donc rendez-vous demain au Muséum d’Histoire naturelle.
— Je ne veux pas y croire, je ne veux pas y croire. Revenez-nous, commissaire. Bon sang mais dans quelles brumes avez-vous perdu la vue ?
— Je vois très bien dans les brumes, dit Adamsberg un peu sèchement, en posant ses deux mains à plat sur la table. Je vais donc être net. Je crois que ces trois hommes ont été assassinés.
— Assassinés, répéta le commandant Danglard. Par l’araignée recluse ?

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— Une seconde, Irène, comment faisiez-vous pour que la recluse ne sorte pas du godet avant l'impulsion ?

— Un petit coup de gaz sur la cuisinière. Mais surtout pas trop. Faut le coup de main. J'avais testé sur des petites tégénaires d'un centimètre, j'en ai bousillé pas mal là aussi. Après j'avais le truc. Un infime coup de gaz, c'est pas tout le monde qui peut le faire, faut l'expérience. On se débrouille. Ensuite, ma recluse est dans les vapes, elle ne bouge plus, et je la fais cracher. Bien sûr, ça demande de la réflexion, ça demande du travail. Je ne dis pas ça pour me vanter. Il m'a fallu quatre ans pour que mes terrariums fonctionnent. J'en ai perdu beaucoup, pardon, je vous l'ai déjà dit, je m'excuse. Faut savoir qu'une araignée recharge sa provision de venin en un ou deux jours. Moi, j'ai toujours préféré attendre trois jours pour être sûre d'avoir la dose complète. J'ai compté vingt-cinq doses par seringue, pour être certaine de pas les louper. Ce qui me faisait cent cinquante doses à préparer pour les six ordures qui restaient. Plus cent si jamais je ratais mon tir. Deux cent cinquante doses. Plus deux cent cinquante autres si jamais le congélateur tombait en panne, ou qu'il y aurait coupure d'électricité. Ah oui, faut tout imaginer. Au total tout de même, ça faisait cinq cents doses à recueillir, que j'ai arrondies à six cents, parce qu'il reste toujours du venin sec qu'on ne peut pas pomper dans le godet. Ah si, faut prévoir tout ça, Jean-Bapt . J'ai un autre frigo dans le bûcher, là où j'avais mes terrariums derrière le bois — qui c'est qui va s'emmerder à déplacer des bûches ? — , le deuxième congélateur, fermé à clef, branché sur un générateur autonome, capable de tenir quatre jours. C'est qu'à force, c'est comme tout, on s'y connaît.

— Je l'avais dit : quatorze ans d'avance.

— C'est pour ça que vous ne pouviez rien empêcher, commissaire, ne vous en voulez pas surtout. Mais vous m'avez quand même trouvée. Là, je m'incline. Et je m'en fous pas mal, je vais vous dire, le boulot est fait. Le vôtre aussi. J'aime bien que les boulots soient faits.

Adamsberg rassembla les photos et les rangea dans son bagage. Il désigna l'assiette à Irène d'un air interrogateur, qui lui disait : « La voulez-vous ? »

— Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? dit-elle. Elle est toute cassée. Et puis c'est pas en prison qu'ils vont me laisser manger dedans, pas vrai ?

Adamsberg replia le papier bulle autour de l'assiette et la glissa avec précaution dans son sac.

— Vous allez en faire quoi, vous ? demanda-t-elle.

— La remettre là-bas, je pense. Au sol du reclusoir.

— Ça me va.

— Et maintenant, Irène…, commença Adamsberg en se levant et jetant un coup d'œil à Veyrenc.

— Ben vous pouvez me laisser une minute tout de même, coupa-t-elle. Faut que je débarrasse les tasses, et que je me prépare un bagage.

— Tout le temps nécessaire. Barrez-vous, Irène.

Adamsberg enfila sa veste, empocha sa boule à neige, attrapa son sac et se dirigea vers la porte. Irène et Veyrenc, immobiles, le suivaient du regard.

— Vous avez dit quoi ? demanda Irène.

— J'ai dit : barrez-vous, Irène. Bagage, argent — vous avez du liquide ? — , et disparaissez. D'ici demain. Je suis bien certain qu'Enzo saura vous trouver une nouvelle identité, comme il l'a fait pour lui-même. Et un portable intraçable.

— Non, commissaire, dit Irène en rassemblant les tasses. Vous ne comprenez pas. Je veux aller en prison. Je l'ai toujours prévu.

— Non, dit Adamsberg. Pas en cellule, pas pour la troisième fois.

— J'y serai justement tout à fait à mon aise. Pour les raisons que vous semblez bien connaître. J'ai fait mon boulot, je rentre entre mes murs. Je respecte ce que vous faites, Jean-Bapt , je dois dire. Je respecte et je remercie. Mais laissez-moi aller. Et puisque vous m'offrez une marge, je prends deux jours pour bien ranger mes affaires et aller voir Annette et Enzo. Merci de ce délai aussi, commissaire, j'aime pas le désordre. Et que vous le vouliez ou non, au troisième jour, je me présenterai à la gendarmerie de Nîmes. C'est mieux que ce soit eux qui m'emmènent. Parce que si c'est vous, j'ai idée que cela ne vous plairait pas trop.

Adamsberg avait posé son sac à terre et la regardait, penchant un peu la tête, comme pour mieux scruter sa résolution.

— Je vois que vous pigez, commissaire.

— Je ne suis pas sûr de vouloir piger.

— Ne vous frappez pas, allez. Ils me donneront quoi ? À mon âge ? Avec les « circonstances », comme ils disent ? Dix ans ? Dans quatre ans je serai sortie. Tout juste le temps d'écrire mon livre sur les blaps de La Miséricorde. Et ça, je peux le faire qu'au cachot. Vous me suivez ? J'aurais une chose plus difficile à vous demander. Vraiment je suis gênée, je m'excuse.

— Dites.

— C'est voir s'il n'y aurait pas moyen que j'emporte ma collection de boules à neige en prison ? C'est léger, c'est du plastique, c'est pas dangereux, et je n'ai plus personne à tuer.

— Je ferai mon possible, Irène.

— Vous y arriverez ?

— Je vous les apporterai, toutes.

Irène sourit, plus largement qu'il ne l'avait jamais vue faire.

XLVIII

Adamsberg dormit sans discontinuer durant les trois heures et demie du voyage en train, roulé sur le côté, avec cette boule à neige qui lui entrait dans les côtes et qu'il laissait faire. Veyrenc le secoua à l'arrivée crissante en gare de Lyon, qui ne l'éveillait même pas.

Les habits fripés et l'esprit froissé, il posa son sac avec ménagement sur le sol de sa cuisine — ne pas casser l'assiette —, puis sortit dans le petit jardin, s'assit sous le hêtre, fuma une cigarette de Zerk et s'allongea sur l'herbe sèche, regardant les nuages noircir les étoiles et éteindre toute lumière lunaire. C'était bien ainsi, cela correspondait. Il n'avait pas faim, il n'avait pas soif.

Se redressant à moitié, il tapa dans l'obscurité un message adressé à tous les membres de la Brigade :

— À l'équipage : 52 epassé. Silence de deux jours. Relâche pour tous, équipe de garde minimale, nourrir les merles. Détails vendredi, 14 heures.

Puis il se rallongea, songeant que lorsque Magellan avait découvert le passage, les vaisseaux avaient tiré la canonnade de la victoire. Lui ne souhaitait rien de cette sorte. Et le tintement de son téléphone le dérangea. C'était Veyrenc.

Suis à vingt mètres de La Garbure, encore ouverte. Je t'attends. J'ai une question.

Non, Louis, désolé.

J'ai une question.

Adamsberg comprit que Veyrenc, sachant le froid du détroit, le sonnait pour le tirer hors des ombres gelées du reclusoir. Il revit la statuette usée de saint Roch. L'homme s'était englouti dans la forêt, où le chien, messager du monde extérieur, l'avait trouvé.

J'arrive , répondit-il.

— Parce que tu as faim, toi ? demanda Adamsberg devant son assiette de garbure.

Veyrenc haussa les épaules.

— Pas plus que toi.

— Alors ?

— Tu avales, et j'avale. Je vois les choses comme cela.

Ainsi avalèrent les deux hommes en silence, comme deux gars très concentrés sur leur tâche.

— Tu avais prévu de faire ainsi ? demanda Veyrenc une fois le travail accompli, versant le madiran.

— C'était ta question ?

— Oui.

— On a bu pas mal de madiran, ces deux dernières semaines.

— C'était sans doute nécessaire pour tenir contre le froid et le vent qui nous jetait d'une falaise à l'autre.

— Il n'a pas fait chaud, n'est-ce pas ?

— Réponds-moi. Tu avais prévu de faire ainsi ? De la laisser partir ?

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