— Trois morts qui pourraient être des accidents, et un règlement de comptes, résuma Veyrenc, si nous ne savions pas, nous, que ces gars avaient appartenu à la Bande des recluses. Donc ce ne sont pas des coïncidences, ce ne sont pas des accidents. Ce sont des meurtres.
— Tir à la cible et parfait, dit Adamsberg. Ce qui signifie que les victimes des recluses n'ont pas attendu soixante-dix ans pour tuer, comme on le croyait.
— Mais soudain, dit Mercadet, ils s'interrompent. Les meurtres cessent. Alors qu'ils ont déjà éliminé quatre blaps, que tout marche à merveille, que nul ne les soupçonne. Et qui le pourrait ? Mais non, ils s'arrêtent pendant quatorze années, avant de recommencer, le mois dernier, avec un système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.
— Très longue période de latence, dit Adamsberg.
— Et pourquoi ? dit Froissy.
— Eh bien, lieutenant, pour mettre au point ce nouveau système infiniment compliqué et qu'on ne connaît pas.
Froissy secoua la tête.
— Si, Froissy, reprit Adamsberg. Quelque chose ne les a pas satisfaits, au bout du compte, dans leur manière de les tuer. Rappelez-vous : œil pour œil, dent pour dent. C'est essentiel, cette similitude, cette équation vieille comme le monde.
— Et l'équation boitait, dit Veyrenc. Certes les quatre premiers gars sont morts, mais quand l'ennemi vous arrache un œil, la vengeance est médiocre si vous lui tranchez les oreilles. Venin de recluse contre venin de recluse.
— Et pendant ces quatorze ans, ils cherchent un moyen d'en accumuler assez pour leur en injecter ?
— Ça doit être cela, dit Adamsberg. Ou bien rien ne tient debout.
— Et pour ce faire, Jarras mise au hasard sur un contact à Mexico ? demanda Froissy.
— N'enfoncez pas le couteau dans la plaie, lieutenant. D'une manière ou d'une autre, ils ont réussi.
— Et en quatorze ans, dit Veyrenc, ils ont amassé assez de venin pour tuer déjà trois hommes. Et sans doute encore pour en tuer trois autres.
— Le venin, ça se conserve ?
— J'ai regardé cela, dit Veyrenc. Parfois quatre-vingts ans pour certaines espèces, mais le mieux est la congélation. Je parle des serpents. Je ne sais pas pour la recluse.
— On ne sait jamais rien sur les recluses, dit Mercadet dans un soupir. C'est normal, elles n'emmerdent personne.
Le commissaire étendit les bras, satisfait. Le souffle du vent avait cessé de balayer ses pensées.
— Garbure ? proposa Veyrenc.
L'intérêt que Veyrenc portait à cette Estelle était plus net qu'il ne l'avait pensé, estima Adamsberg. Avec cette invitation lancée de manière légère, il était clair que le lieutenant ne souhaitait pas se présenter seul mais estomper sa présence. La veille, Estelle avait montré quelque réserve.
— J'en suis, dit-il, quand il aurait préféré, après ces jours difficiles, étendre ses jambes devant sa cheminée, et tenter de penser. Au moins de relire son carnet.
— De même, approuva Mercadet, qui éteignit sa machine.
— C'est bon, la garbure ? demanda Froissy, soucieuse de l'agrément des aliments.
— Excellent, dit Veyrenc.
— Enfin, modéra Adamsberg, il faut aimer le chou.
Mercadet et Froissy avaient jeté un œil sur la soupière apportée pour Adamsberg et Veyrenc et, après cet examen, avaient opté pour la « poule au pot façon Henri IV ». Les nuées s'était allégées depuis la découverte de Veyrenc sur les quatre autres victimes de la Bande des mordus, qui menait son combat contre la Bande des recluses depuis vingt années. Les choses se mettaient enfin en place. Les éléments chronologiques, les composants psychologiques et les énigmes techniques prenaient position, en leurs lieux adéquats. Le malaise ressenti au simple son du mot « recluse » s'était évanoui. Il n'y avait plus qu'à attendre la fin des missions Retancourt et Voisenet, le terme était proche. Et pour une fois, c'est lui qui emplit avec plaisir les verres de madiran.
Veyrenc avait à nouveau changé de place et s'était assis dos au comptoir. Ce soir, il ne se lèverait pas pour aller chercher café ou sucre. Mercadet goûta la garbure, l'abandonna sans regret, et les conversations filèrent en désordre et longtemps sur l'enquête, le venin, l'araignée, Mexico, l'indifférence du chat pour les merles, les blaps de La Miséricorde, sept morts déjà, la Bande des mordus.
— D'accord, disait Mercadet, ils en ont bavé à l'orphelinat, mais ces pauvres petits gosses ne sont pas devenus des enfants de chœur.
— Qui a trop souffert fera souffrir, dit Veyrenc.
— Je m'étais attaché. Et finalement, ce sont des tueurs.
— Et très calculateurs. Jamais rencontré une si longue obstination. L'âge aurait pu leur apporter un certain détachement, mais finalement non.
Estelle s'approcha, posant non pas la main mais un doigt sur l'épaule de Veyrenc, s'informant s'il était temps d'apporter la tomme. Oui, bien sûr que oui.
— Il est quelle heure ? demanda Adamsberg.
— 23 h 30, dit Veyrenc. Tu fatigues tout le monde avec ton heure.
— Retancourt est donc en place depuis plus de trois heures. Voisenet et ses hommes depuis deux heures.
— Souffle un peu, Jean-Baptiste, dit Veyrenc à voix basse.
— Oui.
Mercadet partageait la tomme quand le portable d'Adamsberg sonna.
— Retancourt, dit-il en attrapant vivement l'appareil.
Puis il fronça les sourcils en ne reconnaissant pas le numéro.
— Commissaire ? Vous ne dormez pas j'espère, excusez-moi, je sais qu'il est tard, pardon, vraiment. C'est Mme Royer-Ramier. Irène Royer. Irène, quoi.
— Je ne dors pas, Irène. Un problème ? On attaque vos fenêtres ?
— Oh non, commissaire. C'est plus grave que cela.
— Je vous écoute.
Adamsberg activa le haut-parleur et les bruits de couverts cessèrent.
— Il y en a eu un autre, commissaire. Ça s'affole sur la toile. Oh pardon, je ne veux pas vous embrouiller, je ne parle pas de la toile d'araignée, mais de celle d'internet.
— Quel autre ? demanda Adamsberg.
Il avait envie de la brusquer, cette femme, mais il avait compris que plus on la pressait, moins elle allait droit. C'était elle qui réglait le tempo et les digressions.
— Ben, un mordu, commissaire.
— Où cela ?
— C'est ce qui étonne, c'est pas par chez nous, c'est en Charente-Maritime. Et là-haut, c'est pas un coin à recluses. Mais faut savoir que les veuves noires, des fois, depuis leur Méditerranée, elles remontent vers la façade atlantique. Et pourquoi elles font cela ? Mystère. Et l'année dernière, une recluse a mordu quelqu'un dans l'Oise, alors voyez. Il y a des araignées qui doivent avoir le goût de l'aventure, quelque chose comme cela. D'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. C'est juste une image.
— S'il vous plaît. Donnez les détails.
— C'est tombé sur les forums, il y a quoi ? Dix minutes. Et je vous ai appelé aussitôt. Ils l'ont emmené à l'hôpital de Rochefort.
— C'est une morsure de recluse, c'est certain ?
— Oh oui. Parce que le vieux — c'est encore un homme âgé, commissaire —, il a reconnu le gonflement et tout de suite, il y avait une vésicule dessus. Et après, il a eu du rouge. Alors, avec tout ce qui se passe en ce moment, il a filé à l'hôpital.
— Mais comment est-ce arrivé si vite sur les forums ?
— Ça doit venir de quelqu'un de cet hôpital, un brancardier, un infirmier, est-ce qu'on sait ? Avec tout ce qui se passe en ce moment.
— Vous n'avez pas le nom du malade ?
— Ah, commissaire, il y a le secret médical quand même, hein ? La seule chose qu'on lit, c'est qu'il a été mordu à la fin de son dîner, à Saint-Porchaire. Là-haut, quoi. Il a senti la piqûre.
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