— Vu. Et l'on sait si Jarras s'est rendu là-bas ?
— Jamais.
— Et comment trouve-t-il un complice par-delà l'Atlantique ?
— On n'a rien d'autre.
— Vu.
Quand Retancourt était en mission, et elle l'était déjà, elle économisait ses paroles et concentrait son énergie sur l'objectif. Pas le temps de bavarder.
— Secret sur l'opération, lieutenant.
— Pourquoi ?
— Richard Jarras est marié.
— Vu.
— À une femme qui s'appelle Ariane Danglard.
— Pardon ?
— Oui. C'est sa sœur.
Retancourt s'arrêta sur le trottoir, devant la haute porte voûtée de la Brigade, sourcils blonds abaissés.
— Alors on comprend, dit-elle. Ce n'est pas que Danglard est devenu con, c'est qu'il a peur.
— Et le résultat est le même, lieutenant. Il ne doit rien savoir.
— Ou il fait décamper notre Richard. Dites à Kernorkian de ne pas perdre de temps, je prendrai des fringues pour lui.
— Les autres vous rejoindront en fin de matinée. Attention à vous, Retancourt. Une seule injection et vous y passez en deux jours.
— Vu.
Adamsberg fit le tour de la Brigade et distribua les consignes. À Kernorkian et à quatre agents, départ vers Alès, planque sur Richard Jarras et René Quissol. À Voisenet, départ pour Fontaine-de-Vaucluse et Courthézon avec Lamarre, Justin et six agents, surveillance de Louis Arjalas, dit Petit Louis sans jambe, de Marcel Corbière sans joue et de Jean Escande, dit Jeannot sans pied. À Froissy, remonter les signaux des GPS et portables de Richard Jarras et René Quissol depuis le 10 mai, date de la première morsure mortelle. À Mercadet, même opération sur Arjalas, Corbière et Escande. Suivi de leurs déplacements en direction des trois derniers blaps vivants, Alain Lambertin à Senonches, Olivier Vessac à Saint-Porchaire, Roger Torrailles à Lédignan.
Adamsberg s'installa dans le bureau de Froissy pour observer les mouvements de Richard Jarras et René Quissol.
— Pour ce que j'en vois, vos deux types ne bougent pas beaucoup d'Alès, dit-elle. Ils n'ont pas de GPS. Mais d'après leurs cellulaires — un seul par foyer —, je ne repère que de petits trajets dans la ville. Et il s'agit peut-être de leurs femmes. On ne suspecte pas leurs femmes, si ?
— Non. Ce n'est pas une vengeance qui se transmet.
— Ils se servent plutôt de leur téléphone fixe, à l'ancienne. Ah si, le 27 mai, Richard Jarras a appelé son épouse depuis Salindres, à quelques kilomètres d'Alès, à 18 h 05. Ce n'est pas dans la direction de Nîmes. Revenu sur Alès à 21 heures. Rien qui pointe en direction des vieux de la Bande des recluses.
— À moins qu'ils n'aient laissé leur portable chez eux, ce qui serait judicieux.
— Indispensable, même.
Mercadet n'obtenait pas de meilleurs résultats à Fontaine-de-Vaucluse, où Louis Arjalas et Marcel Corbière habitaient à trois rues l'un de l'autre. Comme pour les deux autres « mordus » d'Alès, on ne notait que des courses locales, à l'exception d'un aller-retour à Carpentras. Depuis Courthézon, Jean Escande ne bougeait guère plus, sauf vers Orange.
— Pour des achats, suggéra Mercadet, des visites chez le médecin, des démarches administratives. Pas un qui ait fait mouvement vers Nîmes. À moins qu'ils n'abandonnent leur portable derrière eux.
— Ce qui serait judicieux, répéta Adamsberg.
— Ce qu'on fait tous.
— Vous laissez votre portable derrière vous ?
— Pour ne pas avoir sans cesse les flics sur le dos, bien sûr, commissaire.
— Nos cinq mordus aussi, il faut croire.
— Si ce sont eux.
— Côté viols, vous avez quoi ?
— Trop, soupira le lieutenant, et encore, on ne parle que des agressions déclarées. Pour les années cinquante, où les femmes n'osaient vraiment pas porter plainte, j'en compte tout de même deux.
— À Nîmes même ?
— Oui.
— Quand ?
— Un en 1952. À cette date, Claveyrolle et Barral ont vingt ans, Landrieu dix-neuf et Missoli dix-sept. Lambertin et Vessac ont dix-huit et seize ans. Les trois premiers, ce sont bien ceux qu'on a chopés dans le dortoir des filles ?
— Oui.
— Je cite ces noms car les autres gars de la bande me paraissent un peu jeunes pour être dans le coup : Haubert, Duval et Torrailles, quinze ans. Ménard, quatorze ans.
— Encore que ça s'est vu. Dynamique de groupe.
— La jeune fille a décrit des adolescents, pas des gosses. Le point commun avec le viol de 1988, c'est le traquenard de la camionnette. Et le fait que les gars étaient trois. Elle avait dix-sept ans. C'était sa première sortie, elle avait un peu bu, elle rentrait à pied. Elle avait quoi ? Cinquante mètres à faire. Elle s'appelle Jocelyne Briac.
— Très possible que Landrieu ait emprunté la camionnette d'un copain.
— Jocelyne n'a osé en parler que quinze jours plus tard, il ne restait plus d'indice exploitable. Un seul petit détail : un de ces petits salauds a gaffé. Il a dit à son camarade : « À toi, César, la route est libre ! » Parce que vous voyez, commissaire, elle aussi était vierge. Sûr que des César, il y en avait pas mal dans la région. Mais tout de même, cela pourrait indiquer César Missoli.
— Claveyrolle est le chef, il passe d'abord, César Missoli le suit.
— Et le troisième ?
— Elle a dit qu'il avait plaqué son corps sur elle, et puis bougé. Mais qu'en réalité il n'a rien fait, et que les deux autres se sont foutus de lui.
— Haubert ou Duval, peut-être. Ils n'avaient que quinze ans. Ce sont eux, Mercadet, et on ne le prouvera pas. Et l'autre viol ?
— L'année suivante, à Nîmes aussi, Véronique Martinez, un mois avant que Missoli ne quitte l'orphelinat. Cette fois, ils ne sont que deux, et à pied. Ils ont tiré la fille dans un immeuble. Là non plus, pas moyen de remonter la piste. Et je vais vous dire, commissaire, en 1953, les flics s'en foutaient un peu, des viols. J'ai noté tout de même une petite chose. Les deux gars sentaient la graisse à vélo.
— Une de leurs bécanes peut-être, qui aurait déraillé en route.
— C'est tout ce qu'on a. Ces deux jeunes filles, Jocelyne et Véronique, contrairement à Justine Pauvel, ne connaissaient pas leurs agresseurs. Alors pourquoi les tuer plus de soixante ans après ?
— Supposez qu'un des gars soit suspecté d'un autre viol bien des années plus tard. Et que l'une ou l'autre le reconnaisse sur photo dans la presse.
— Possible.
— Mais on n'en sait rien. Avec tout le boulot que j'ai donné à Froissy, elle n'a pas eu le temps de parcourir les casiers judiciaires des blaps.
— Pourquoi vous n'avez pas partagé ?
— C'était avant la réunion de ce matin, lieutenant. Je ne savais pas si vous alliez suivre.
— La conspiration des recluses, dit Mercadet en souriant. Vous et Veyrenc, puis Voisenet. Je sais où elle s'achevait le soir. À La Garbure.
— Vous me surveilliez, lieutenant ?
— L'ambiance ne me plaisait pas ici. Je vous enviais.
— Quoi ? La garbure ou la conspiration ?
— Les deux.
— Vous aimez la garbure ?
— Jamais goûté.
— C'est une soupe de pauvres. Faut aimer le chou, c'est sûr.
Mercadet eut une légère grimace.
— Cela dit, reprit-il, même si j'ai trouvé brillant l'exposé de Voisenet sur les fluides venimeux, je ne peux pas croire qu'une femme violée songe à tuer avec du venin de recluse. Avec du venin de vipère, pourquoi pas ? L'image du serpent qui se dresse, la pénétration du fluide ennemi, on pourrait le comprendre, à la rigueur. Et avec un serpent, l'extraction est réalisable. Mais utiliser du venin de recluse, non, je ne vois vraiment pas.
— Moi non plus, reconnut Adamsberg. Mais contrôlez tout de même si, parmi les femmes que vous repérerez, vous trouvez une biologiste, ou une zoologue. Ou une femme employée à l'hôpital Sainte-Rosalie de Marseille. Un des mordus de l'orphelinat y a travaillé vingt-huit ans comme acheteur. C'est notre seule piste valable, et elle n'est pas fameuse.
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