— Lequel est-ce ?
— Richard Jarras. Pas un mot là-dessus, lieutenant. Retancourt est dessus. Voisenet est sur les trois autres, dans le Vaucluse. Surveillance en trois-huit jusqu'à ce que l'un d'eux bouge.
— Et si l'assassin n'attaque que dans un mois ?
— Eh bien ils resteront un mois.
— C'est usant, des planques pareilles, dit Mercadet en soufflant. Je ne parle pas pour Retancourt bien sûr.
Mercadet était de toute façon exempté de toute mission de surveillance. Placer en planque un gars qui s'endormait toutes les trois heures était impraticable.
— En quoi la piste Jarras est-elle valable, mais pas fameuse ?
— Le CAP de Marseille commande ses anti-venins à Meredial-Lab, à l'antenne de Pennsylvanie. Ou à celle de Mexico.
— Et c'est là que sont les venins.
— Mais Jarras n'a jamais mis les pieds en Amérique.
— Ce n'est pas bon.
— C'est même fluet, dirait Froissy.
— À propos de quoi ?
— Du merle mâle.
— Il a pu utiliser un faux passeport. Pas le merle. Jarras.
— Et comment le savoir ?
— Aux archives de stockage des faux, tout d'abord.
— Il y en a des milliers, lieutenant.
— Et par sa photo ? proposa Mercadet, que les amples recherches n'impressionnaient pas.
Comme Froissy, explorer les millions de chemins du net était une promenade qu'il effectuait à grande vitesse, employant tous les biais, chemins de traverse et raccourcis, tel un fugitif excellant à couper à travers champs sous les barbelés. Il aimait cela. Et plus la tâche était colossale, plus il l'aimait.
Adamsberg ferma la porte de son bureau pour passer ses appels. Avec le départ de cinq lieutenants et dix brigadiers, les locaux étaient silencieux. Même si Danglard restait confiné dans son antre, Adamsberg ne souhaitait pas qu'il l'entende chercher du venin aux quatre coins de Paris.
Après presque une heure d'efforts, le temps que les services administratifs finissent, de poste en poste, par lui passer une personne compétente, Adamsberg rejoignit Mercadet.
— Rien, dit-il en jetant son portable sur la table, comme si l'appareil n'avait pas été à la hauteur de l'enjeu.
— Vous allez péter la vitre du téléphone, à le traiter comme cela.
— Elle est déjà fêlée, c'est celui du chat. J'ai voulu vérifier ailleurs : pas de venin de recluse au Muséum, rien non plus à l'Institut Pasteur ni à Grenoble.
— De mon côté, j'ai opéré une petite enquête sur le territoire, sur les vingt dernières années : on n'a jamais eu vent d'un laboratoire clandestin de venin d'araignée, ni même de serpent. Qui s'amuserait à recueillir du venin de recluse ? ajouta-t-il en repoussant son clavier.
Adamsberg s'assit un peu pesamment, passant et repassant ses doigts entre ses cheveux. Un geste habituel chez lui, soit pour se coiffer, ce qui n'aboutissait à rien, soit pour chasser quelque fatigue. Et il y avait de quoi, pensa Mercadet : trois vieux assassinés, cinq suspects parmi les petits gars de l'orphelinat, outre les femmes violées dont la majorité resterait inconnue. Sans compter que le moyen employé pour tuer leur échappait toujours.
— Retancourt et Voisenet sont sur eux, répéta Adamsberg. Un jour ou l'autre, l'un d'eux fera mouvement. Ce soir, demain.
— Commissaire, si vous alliez vous reposer ? Sur les coussins ? Merde, dit-il en se levant, l'évocation des coussins ayant entraîné celle de la salle à boissons et, partant, celle de la gamelle à remplir.
— Une idée, lieutenant ?
— Le chat, c'est l'heure de sa bouffe. Imaginez Retancourt à son retour, découvrant que La Boule a maigri.
— Il a de la marge.
— Même, dit-il en allant chercher une boîte de pâtée dans le tiroir du lieutenant. Je ne peux pas manquer l'heure de sa gamelle du soir. J'ai déjà du retard.
Quelle que soit sa faim, et quel que soit son mécontentement de ne pas voir arriver son dîner à l'heure, pour rien au monde le chat ne se serait déplacé — sept mètres à parcourir — pour réclamer sa pitance. Il attendait posément qu'on vienne le chercher sur la photocopieuse.
Mercadet passa avec La Boule pliée en deux sur son bras et grimpa à l'étage jusqu'à la petite pièce réservée au distributeur à boissons, à la gamelle, et aux trois coussins bleus.
Froissy venait vers eux, un peu de rose aux joues, suivie de Veyrenc, quand Mercadet redescendit avec le chat nourri et ronronnant, qu'il reposa avec douceur sur la machine. Cette photocopieuse n'était plus en fonction, sauf urgence, puisqu'elle servait de lit pour l'animal. Mais on la laissait branchée afin que son capot restât tiède. L'espace d'un instant, Adamsberg trouva la vie de la Brigade très compliquée. Est-ce qu'il avait trop laissé filer les brides ? Laissé traîner les revues d'ichtyologie sur le bureau de Voisenet, laissé le chat organiser son territoire, laissé un lit pour Mercadet, laissé Froissy emplir une armoire de réserves alimentaires, disponibles en cas de guerre, laissé Mordent à sa passion des contes de fées, laissé Danglard à une érudition envahissante, laissé Noël couver son sexisme et son homophobie ? Laissé son propre esprit ouvert à tous les vents ?
Il repassa ses doigts dans ses cheveux, regardant Froissy s'approcher un dossier à la main, suivie de Veyrenc.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d'une voix qu'il trouva lui-même un peu éteinte.
— Veyrenc se posait des questions.
— Tant mieux, Louis. Parce que moi, ce soir, le vent siffle entre mes oreilles. Il m'humidifie.
— Si bien que j'ai fouillé sur les agresseurs de l'orphelinat déjà décédés, poursuivit Froissy. Vous vous souvenez ? Ceux qui sont morts bien avant l'attaque des recluses ?
— Oui, dit Adamsberg. Les quatre autres.
— César Missoli, Denis Haubert, Colin Duval et Victor Ménard, énuméra Froissy. Veyrenc pensait qu'il n'était pas logique, si les hommes mordus avaient décidé de se venger de la bande, qu'ils aient laissé ces quatre-là mourir de leur belle mort.
— Une vengeance est complète ou n'est pas, dit Veyrenc.
— Et donc ? demanda Adamsberg en redressant la tête.
— César Missoli est mort d'une balle dans le dos, devant sa villa de Beaulieu-sur-Mer, Alpes-Maritimes. L'enquête n'a pas abouti. Comme il roulait dans les milieux mafieux d'Antibes, on a conclu à un règlement de comptes.
— Quand, lieutenant ?
— En 1996. Denis Haubert, deux ans plus tard, est tombé de son toit en réparation. Le cran de sûreté de l'échelle télescopique était mal fixé. Classé accident domestique.
Adamsberg commença à tourner en rond dans la salle, mains dans le dos. Il alluma une des dernières cigarettes de Zerk, à moitié vidée de son tabac. Il allait falloir qu'il en rachète bientôt à son fils afin de pouvoir lui en voler quelques autres. Il n'aimait pas cette marque, trop âpre, mais enfin, à cigarette volée on ne regarde pas les dents. Veyrenc souriait, appuyé à la table de Kernorkian, bras croisés.
— Puis passent trois ans, enchaîna Froissy. C'est le tour de Victor Ménard, en 2001. Un garagiste épris de grosses cylindrées. À l'époque, il avait une 630 cm 3, qu'il conduisait à vitesse maximale. Très lourd sur une route glissante.
— Glissante ?
— Couverte d'huile de moteur, précisa Froissy, sur une portion de quatre mètres de longueur en plein virage. Dérapage à 137 km/h. Fracture des cervicales, enfoncement du frein dans le foie, il décède. Accident bien sûr. Enfin, Colin Duval, un an plus tard, on arrive en 2002. Un cueilleur de champignons du dimanche, dans les Alpes-Maritimes aussi, il connaît les bons coins. C'est un expert qui coupe les pieds en fines lamelles et les met à sécher, suspendus sur une ficelle au-dehors, par temps sec. Il vit seul et cuisine seul. Par une semaine de novembre, bien après ses cueillettes, il ressent de violents malaises digestifs. Il ne s'alarme pas, il connaît ses bolets. Deux jours après, c'est la rémission, rassurante. Puis la rechute, et en trois jours, malgré une hospitalisation, il décède d'une atteinte hépatique et rénale. Les analyses ont révélé la présence des toxines alpha et bêta-amanitines, les tueuses de l'amanite phalloïde. Elles peuvent avoir le pied clair et le chapeau assez plat, comme certains bolets, il est assez simple de les mêler au panier de la cueillette. Mais beaucoup plus sûr d'ajouter des lamelles sur la ficelle de séchage. Il faut savoir, dit Froissy en consultant ses notes, qu'une moitié de chapeau d'amanite phalloïde est mortel.
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