Au matin, Froissy accueillit Adamsberg d'un œil soucieux, diagnostiquant aussitôt l'origine du mal.
— Vous n'avez pas pris votre petit-déjeuner, commissaire ?
— Peu importe, lieutenant.
Se dirigeant vers son bureau, il fit signe à Veyrenc de le rejoindre.
— J'ai dormi d'un coup, Louis. Mais à cinq heures du matin, en me réveillant sous l'arbre, j'ai écrit cela. Juste deux pages, qui résument les données connues sur la recluse, sur les décès, sur l'orphelinat et sur les conclusions du professeur Pujol. Pourrais-tu me taper cela en bon français et y mettre un peu d'ordre ?
— Donne-moi dix minutes.
— Qui est présent aujourd'hui ? lui demanda Adamsberg en consultant le tableau d'affichage.
— Pas grand monde. Samedi et dimanche derniers, ils ont été nombreux en heures supplémentaires pour le 4×4. Ils sont en récupération.
— On a qui ?
— Justin, Kernorkian, Retancourt, Froissy. Mordent finalise sa phase 2 du rapport, mais chez lui.
— Convoque les autres, Louis. Mieux vaut que cela vienne de toi.
— Tu préviens la Brigade ?
— C'est ce que tu m'as conseillé de faire, non ? Et tu as raison. Rassemble-les. Danglard bien entendu, Mordent, Voisenet, Lamarre, Noël, Estalère, Mercadet. Prépare autant de copies de mon texte, quand tu l'auras arrangé. Début de séance à 11 heures, inutile de les tirer du lit trop tôt et qu'ils arrivent d'un mauvais pied. Ils auront toute occasion de changer d'humeur pendant la réunion.
— C'est possible, dit Veyrenc en parcourant les notes d'Adamsberg.
— La photocopieuse usuelle est en panne, il faudra soulever le chat.
Froissy entra à cet instant, chargée d'un plateau complet de petit-déjeuner, qui tremblait légèrement entre ses mains, faisant tinter les tasses.
— J'ai enroulé la cafetière dans un linge, précisa-t-elle. Pour que cela ne refroidisse pas trop vite. J'ai ajouté une tasse pour vous, lieutenant, dit-elle avant de sortir.
— Que lui as-tu dit ? demanda Veyrenc, considérant le nombre excessif de croissants. Que tu n'avais pas mangé depuis cinq jours ?
Le lieutenant fit de la place sur la table, poussa sur sa droite la boîte à recluse, et versa le café.
— Moins bon que celui d'Estalère, commenta-t-il. Cela reste entre nous.
— Elle est nerveuse en ce moment. Elle est pâle.
— Très. Et elle a maigri.
Retancourt s'encadra dans la porte ouverte. Et quand Retancourt s'encadrait dans une porte, il était difficile d'avoir une quelconque visibilité, ni vers la salle arrière, ni vers le plafond.
— Joignez-vous à nous, lieutenant, dit Adamsberg. Croissants de Froissy.
Retancourt se servit sans un mot et s'installa à la place de Veyrenc, parti mettre en forme les notes d'Adamsberg. Elle n'avait aucune inquiétude pour son poids — assez considérable —, semblant convertir tout apport de graisse en masse musculaire pure.
— Je peux vous parler ? dit-elle. Parce que c'est un dossier qui, normalement, ne nous regarde pas.
— On a un peu de temps, lieutenant, j'ai fixé une réunion à 11 heures.
— Sur quoi ?
— Sur un dossier qui, normalement, ne nous regarde pas.
— Ah oui ? dit Retancourt, méfiante.
— Mais je ne suis donc pas le seul. Donnant donnant, confiez-moi le vôtre.
— C'est un cas de harcèlement sexuel. Peut-être. Mais la personne habite le 9 e arrondissement.
— Elle a porté plainte ?
— Elle n'oserait jamais. Et je dois dire qu'il n'y a pas d'élément probant, rien qui justifie qu'on aille voir les flics. Elle assure que ce n'est rien. Mais en réalité elle pense au pire, elle se rétracte et dort à peine.
— Et vous pensez qu'elle n'a pas tort. Pourquoi ?
— D'abord parce que c'est vicieux, commissaire, invisible et incompréhensible.
— Mon dossier l'est aussi. Invisible et incompréhensible. Cela arrive. Quoi d'autre ?
— Il y a eu deux viols en un mois dans le 9 e. À trois cents mètres et cinq cents mètres de chez elle.
— Allez au fait, dites-moi l'histoire.
— Cela se passe dans la salle de bains. Pas de menace, pas de filature, pas de coup de téléphone. Juste cette foutue salle de bains. La pièce n'a pas de vis-à-vis. Elle n'est éclairée que par une fenêtre sur cour, en verre opaque.
Retancourt s'interrompit.
— Et ? demanda Adamsberg.
— Si vous souriez, commissaire, ne serait-ce que d'un quart de sourire, je vous mets en charpie.
— Le harcèlement sexuel n'est pas un sujet qui m'amuse, lieutenant.
— Mais il n'y a qu'un seul élément, non probant.
— Vous me l'avez dit. Continuez.
— Dès qu'elle entre dans cette foutue salle de bains, l'eau du voisin se déclenche aussitôt, de l'autre côté du mur mitoyen. Chaque fois. Et c'est tout. Cela vous fait marrer ?
— J'ai l'air de me marrer ?
— Non.
— Quelle eau, Retancourt ?
— La chasse d'eau.
Adamsberg fronça les sourcils.
— Elle vit seule ?
— Oui.
— Cela dure depuis combien de temps ?
— Plus de deux mois. Ça n'a l'air de rien, mais…
— Cela n'a pas l'air de rien, lieutenant.
Le commissaire se leva et marcha lentement, bras croisés.
— Comme un signal, en quelque sorte ? dit-il. Comme si chaque fois qu'elle entrait, on lui disait : « Je suis là. »
— Ou pire : « Je te vois. »
— C'est à cela qu'elle pense ? À une caméra ?
— Oui.
— Et vous aussi.
— Oui.
— Et donc aux images. Il y a eu un cas de ce type, il y a sept mois. C'était parti de Romorantin. Et d'une chasse d'eau. Quelque temps après, tout était sur le net. Son visage était bien identifiable. On ne lui a rien épargné, les toilettes étaient dans la salle de bains.
— Elle aussi.
— Et la femme s'est tuée.
Adamsberg marcha en silence quelques instants, bras toujours croisés, serrés.
— Mais c'est exact, reprit-il, une plainte pour un bruit d'eau restera sans suite. Elle connaît son voisin ?
— Elle ne l'a jamais vu.
— Comment sait-elle que c'est un homme ?
— Par son nom sur la boîte aux lettres : Rémi Marllot. Avec deux « l ».
— Une seconde, je le note. C'est donc qu'il l'évite. Il sort quand elle est partie et il rentre avant elle. Elle a des horaires réguliers ?
— Non.
— Elle est donc sans doute suivie. Et le week-end ?
— Il est là, en continu. Avec sa putain de chasse d'eau.
— C'est une amie ?
— Si l'on veut. Si j'ai des amies.
— Ce qui m'étonne, c'est que vous m'en parliez. Vous connaissant, vous auriez expédié le problème par vous-même. Aller sur les lieux, démonter l'appareil, rafler les enregistrements, choper le type et le réduire en charpie.
Veyrenc entra et déposa les photocopies sur le bureau, jetant un regard surpris au visage tendu de Retancourt.
— Tu as pu les contacter ? lui demanda Adamsberg.
— Oui.
— Qui vient ?
— Tous.
— Parfait. Il nous reste vingt minutes.
— J'ai été chez elle un soir, admit Retancourt, j'ai inspecté la salle de bains, j'ai cherché une caméra, j'ai examiné les murs, le radiateur, le sèche-cheveux, le miroir, le porte-serviettes, les siphons, et même les ampoules. Rien.
— Il y a une plaque d'aération ?
— Bien sûr, dans le mur extérieur. Je l'ai démontée. Rien.
— Puis vous êtes entrée chez lui.
— Oui. C'est crasseux et ça pue. Ce n'est pas un truc installé, c'est du campement provisoire. J'ai examiné la salle d'eau, rien non plus. Pas de revues ou de DVD pornos, pas de photos, et rien sur l'ordinateur. C'est peut-être juste une chasse d'eau qui déraille après tout, ajouta-t-elle avec une moue.
Читать дальше