La salle du concile se vida dans un bruit de pas lents, la réunion avait duré moins de six minutes. Peu à peu, les agents qu'on avait arrachés à leurs lits s'en allèrent. Adamsberg rattrapa Mercadet devant la porte.
— Lieutenant, vous auriez cinq minutes à me consacrer ?
— Froissy est de garde, commissaire, dit Mercadet d'une voix languissante. Je vacille de sommeil.
— Je ne peux pas demander cela à Froissy. J'ai besoin de vous, Mercadet. C'est une urgence.
Le lieutenant se frotta les yeux, secoua sa tête, étira ses bras.
— De quoi s'agit-il ?
— Voici l'adresse, 82, rue de Trévise, escalier A, 3 e étage, porte 5, je vous l'ai notée. Je veux en savoir le plus possible sur le voisin, côté nord. Au moins son nom, son âge, sa profession, sa situation de famille.
— J'essaie, commissaire.
— Merci. Cela reste entre vous et moi, strictement.
Cet appel au secret parut réveiller un peu Mercadet, qui partit tête plus haute vers son ordinateur. Adamsberg fit signe à Estalère d'apporter du café au valeureux lieutenant puis rejoignit Veyrenc.
— Es-tu toujours si certain qu'il fallait leur parler ?
— Oui.
— As-tu déjà vu un tel abattement ? Je crois avoir réussi à plonger en dépression immédiate les trois-quarts de la Brigade.
— Ils s'en remettront. Tu lances Froissy sur l'orphelinat ?
— Et sur les victimes.
Adamsberg entra dans le bureau du lieutenant comme s'il pénétrait dans une chambre d'hôpital. Pour une fois dans sa vie, elle ne faisait rien, mâchant un chewing-gum, tournant entre ses doigts une petite boule souple. Probablement un de ces engins à pétrir censés apaiser les nerfs. Non, rectifia Adamsberg, il s'agissait de la pelote de laine du chat, confectionnée par Mercadet. Bleue, car le chat était un mâle. Un mâle entier qui ne présentait pas la moindre pulsion sexuelle. Un jour, Froissy irait peut-être se lover en rond sur le capot de la photocopieuse tiède.
— Merci pour le petit-déjeuner, dit-il. J'en avais besoin.
Cette reconnaissance arracha un sourire au lieutenant. De ce côté au moins, les choses étaient en ordre. Penser, se dit Adamsberg, à faire disparaître les croissants excédentaires, donner à croire qu'il avait tout avalé.
— Lieutenant, j'ai trois gars sur lesquels je ne sais rien.
— Et sur lesquels vous voudriez tout savoir.
— Oui. Mais c'est en rapport avec l'araignée recluse. Et j'ai donné la liberté à chacun de déclarer forfait sur cette enquête.
— Un droit de grève en quelque sorte. Vous voulez parler, je suppose, des trois hommes décédés ?
Froissy avait abandonné la pelote de laine. Un bon point déjà. Il pariait sur sa collaboration. Non pas qu'elle ait formé son opinion sur la pertinence de l'enquête et choisi son camp. Ce genre de choses lui importait peu. Ce qui l'animait avec intensité, c'était de débusquer des données ignorées dans les profondeurs de son clavier, et plus ces données étaient adroitement enfouies, plus l'art de les faire surgir la galvanisait.
— J'espère que c'est difficile, dit-elle en plaçant déjà ses mains au-dessus des touches.
— Vous avez les noms des trois hommes sur la note que je vous ai remise tout à l'heure.
Les peaux claires rougissent vite, et Froissy s'empourpra.
— Je suis désolée, commissaire, je ne la trouve plus.
— Aucune importance, c'est que la réunion n'était pas bien agréable, voilà tout. Je vous les redonne. Vous y êtes ? Albert Barral, né à Nîmes, décédé le 12 mai à quatre-vingt-quatre ans, courtier en assurances, divorcé, deux enfants. Fernand Claveyrolle, né à Nîmes, décédé le 20 mai suivant, quatre-vingt-quatre ans, professeur de dessin, deux fois marié, divorcé, sans enfants. Claude Landrieu, né à Nîmes, décédé le 2 juin, quatre-vingt-trois ans, commerçant.
Froissy avait déjà fini d'encoder les informations et attendait la suite, mains suspendues, regard plus clair.
— Les deux premiers, Barral et Claveyrolle, ont été élevés ensemble à l'orphelinat de La Miséricorde, près de Nîmes. Ils y auraient fait les quatre cents coups. Pas seuls, avec une petite bande. Quels quatre cents coups ? Quelle petite bande ? Fouillez par là. Le troisième mort, Claude Landrieu, où a-t-il fait sa scolarité ? Les a-t-il connus ? Où serait le point commun ? Et pour les trois, tâchez de savoir s'ils ont par la suite été coupables de délits ou crimes.
— En quelque sorte, s'ils ont pu se faire des ennemis ? Et si leurs quatre cents coups étaient le seul effet de leur rude enfance ou s'ils sont devenus, temporairement ou non, des sales types ?
— C'est cela. Et cherchez aussi qui dirigeait l'orphelinat à l'époque. Où sont les archives de ces années ? Vous y êtes ?
— Bien sûr j'y suis. Où voulez-vous que je sois ?
Dans la salle de bains, pensa Adamsberg.
— Autre chose, sans doute impossible. Je n'obtiendrai pas l'aval du divisionnaire pour lancer une enquête.
— N'y comptons pas, dit Froissy.
— Donc je n'ai aucun droit d'interroger les médecins qui ont traité les malades. Je ne suis pas de leurs familles.
— Qu'est-ce qui vous intéresse ?
— L'état de santé général des trois hommes, tout d'abord. Cela paraît inaccessible, n'est-ce pas ?
— En partie, oui. Je peux accéder aux noms de leurs médecins traitants via les dossiers de la Sécurité sociale. Mais ensuite, il me faudrait pousser plus loin dans les couloirs de la Sécu pour connaître leurs traitements. D'où l'on déduirait leurs pathologies éventuelles. Ce n'est pas exactement licite. Mieux vaut que vous le sachiez, on entre dans les terres du piratage.
— Les mers du piratage. Les pirates, donc les mers.
— Si vous voulez. Les mers du piratage. Vous devenez comme Danglard ? demanda-t-elle en souriant. À cheval sur les mots ?
— Qui pourrait devenir comme lui, lieutenant ? C'est seulement que je trouve cela plus joli : les mers.
— C'est parce que vous rentrez d'Islande. Et ces mers seront brumeuses. Donc, que fait-on, on y va tout de même ?
— On y va.
— Très bien.
— Vous pourrez tout effacer ensuite ?
— Cela va sans dire. Ou bien je ne vous le proposerais pas.
— J'aimerais aussi connaître les dates de leurs admissions à l'hôpital, c'est-à-dire combien de temps après la morsure. Ensuite, connaître l'évolution de l'attaque. Attendez.
Adamsberg feuilleta son carnet, où rien n'était inscrit dans l'ordre.
— Connaître l'évolution de leur loxoscélisme.
— Comment cela s'écrit ?
— Avec un « s » entre loxo et célisme, dit Adamsberg en lui montrant la page.
— Et c'est ?
— Le nom de la maladie due au venin de la recluse.
— Compris. Vous voulez savoir si ce loxoscélisme s'est développé à un rythme ordinaire ou anormal ?
— C'est cela. Et s'il y a eu des prises de sang, des résultats d'analyses.
— Là, dit Froissy en reculant devant son clavier, roulant sur sa chaise, nous serons en haute mer. Il faudrait connaître les noms des médecins qui se sont occupés d'eux. Cela, c'est facile. Mais ensuite accéder à leurs données confidentielles.
— C'est infaisable ?
— Je ne peux rien promettre. Quoi d'autre, commissaire ?
— Rien pour le moment. Je me doute que ce n'est pas le travail d'une journée. Prenez votre temps.
— Éventuellement, cela ne me gêne pas de venir travailler demain dimanche.
Oui, songea Adamsberg, idéal pour Froissy de demeurer dans le refuge de la Brigade, où aucun cinglé n'allait actionner une chasse d'eau au premier robinet qu'on ouvre.
— C'est d'accord, je vous ajoute au tableau d'affichage. Merci, lieutenant.
— Si mon travail m'entraîne loin dans la nuit, dit-elle d'une voix moins ferme, est-ce possible de dormir sur les coussins là-haut ?
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