Onze minutes plus tard, un homme sortait de l'immeuble, en alerte. Par la fenêtre au store levé, Adamsberg observa les flics de Descartier, plus que visibles avec leurs blousons et leurs flingues. Rémi Marllot, ou quel que soit son nom, un petit gars ventru de taille moyenne, portant sac à dos, choisit de courir. Et tomba dans les bras du commissaire Descartier.
— Où tu files comme ça, toi ? cria le commissaire sur un ton de brute, pour être certain que des témoins l'entendraient. T'as quoi ? T'as peur des flics ? Tu cours dès que t'en vois ?
— T'as quelque chose à te reprocher peut-être ? demanda un lieutenant.
— Mais non ! Qu'est-ce que vous me voulez, merde ?
— Juste savoir pourquoi tu cours.
— Parce que je suis pressé !
— T'étais pas pressé quand t'es sorti de l'immeuble. C'est quand tu nous as vus que t'as couru.
— T'as quoi dans ton sac ? De la came ?
— Je touche pas à ça, moi !
— Tu touches peut-être à autre chose ?
— Mais qu'est-ce que vous me voulez à la fin ?
— Savoir pourquoi tu cours.
Tranquillisé, Adamsberg ferma le store puis effaça toute trace de son passage chez Froissy. Qu'elle ne sache jamais, bon sang, qu'on avait récupéré cet engin chez elle. Faire poser en urgence un nouveau détecteur de fumée. Il appela Lamarre, un gars capable de fabriquer à lui seul la maison de sa mère à Granville. Le brigadier assura que le boulot serait fait dans les deux heures. Adamsberg lui envoya une photo de l'appareil démonté et ses dimensions, pour qu'il choisisse un modèle quasi semblable. Bien que Lamarre ne sût pas qu'il opérerait dans l'appartement de Froissy, le commissaire exigea un silence total, et Lamarre fut un peu choqué qu'on pût mettre en cause sa discrétion. Après tout, il venait de la Grande Muette, l'armée, et les empreintes en étaient indiscutables. Si Lamarre manquait certes un peu d'imagination, c'était un homme on ne peut plus sûr dans l'exécution. Au lieu que les imaginatifs — et c'était leur sacro-saint boulot — interrogeaient sans relâche les bien-fondés de l'exécution.
Descartier n'avait plus qu'à tenir parole. Adamsberg pensait qu'il le ferait.
Le commissaire avait donné rendez-vous à Retancourt dans la cour arrière de la Brigade. Elle vint vers lui dès qu'il eut claqué la portière de sa voiture, avec ses grands pas de hussard.
— C'est fait, lui dit tranquillement Adamsberg. Elle n'en saura jamais rien.
Il plongea la main dans sa poche intérieure et en sortit le détecteur de fumée.
— Ici, dit Adamsberg en lui montrant le petit voyant noir incurvé et brillant au soleil.
— Nom de Dieu, dit Retancourt, les yeux plissés de contrariété.
— C'est fini, Violette, dit-il doucement.
— Non, elle va s'apercevoir qu'il n'y a plus de détecteur.
— À l'heure où nous parlons, Lamarre est en train d'en poser un autre. Très semblable, sauf que c'est un vrai.
Retancourt éprouva quelque admiration pour Adamsberg, sentiment qu'elle savait peu exprimer, parmi beaucoup d'autres.
— Il m'avait paru normal, ce détecteur, dit-elle entre ses dents, les sourcils toujours froncés. Comme il m'avait paru évident que Froissy en avait fait poser dès que possible. Merde, j'aurais dû le voir.
— Non.
— Si. Mais je n'ai pas imaginé que les caméras espions s'empareraient si vite de ce nouveau truc. Ça fait quoi ? Même pas six mois que c'est obligatoire. Ça a dû jouer, ça m'a amortie. Mais merde, j'aurais dû le voir, répéta-t-elle.
— Non, car vous ne le pouviez pas. Pas sous la lumière des spots le soir. La luisance disparaît. J'ai fait le test.
Adamsberg sentit son adjointe se détendre et ses regrets faiblir.
— Et j'ai dit « c'est tant mieux », Violette. Le type a été cueuilli par les hommes de Descartier, le commissaire du 9 e.
— Bon sang, vous ne lui avez rien balancé tout de même ?
— Retancourt, dit seulement Adamsberg.
— Pardon.
— Je viens de vous dire qu'elle n'en saura jamais rien. Voici ses clefs. Arrangez-vous pour les remettre dans son sac. Je récupérerai l'ordinateur et les enregistrements dès que possible. En attendant, détruisez-moi cette saleté, dit-il en déposant l'appareil dans sa main. Ainsi que la pile de croissants de Froissy.
— Les croissants ?
— Pour qu'elle ne sache pas que je n'ai pas tout avalé ce matin. Cela compte aussi.
— Ah, bien sûr.
— Quand elle rentrera chez elle, elle constatera que l'eau du voisin ne se déclenche plus. Et tout ira bien.
— Elle n'entre plus jamais dans cette foutue salle de bains. Alors, comment saura-t-elle ?
— C'est juste.
— Je ne vois qu'une solution. Je l'invite à dîner demain soir.
— Et ?
— Et, venant la prendre chez elle, je vais me laver les mains. Et je l'informe de l'absence de réaction chez le voisin. Je fais plusieurs fois le test : rien. C'est donc que l'homme a fait réparer sa plomberie défaillante, sensible aux vibrations du sol.
— Cela existe ?
— Non. Je la convaincs, j'y mets toutes mes forces.
— Je compte sur vous pour cela.
— Le problème, c'est que je ne l'ai jamais invitée à dîner. Il y aurait bien une issue, reprit-elle après un moment. Elle est entichée de Vivaldi, non ?
— Mais je n'en sais rien.
— Si, c'est Vivaldi. Et il y a un concert dimanche dans la petite église à deux rues de chez moi. Je lui dis que je n'ai pas envie d'y aller seule. Cela marchera.
— Car vous comptiez y aller ?
— Mais non.
— Et comment expliquerez-vous que vous venez la chercher au lieu qu'elle vienne vers chez vous ?
— Je n'explique pas. Je la convaincs.
— Bien sûr.
— Commissaire, un instant : pour cette araignée, je suis contre, tout à fait contre.
— Je le sais, lieutenant. Est-ce nécessaire de relancer le débat ? D'ailleurs, il n'y a même pas eu de débat.
— À quoi bon, en effet ?
— Fin de cette conversation, donc.
— Sauf ceci, commissaire : si vous avez besoin de quelqu'un pour votre saleté de recluse, je serai là.
Adamsberg s'éloigna vers les bâtiments, mains dans les poches, un léger sourire aux lèvres. Il entra dans le bureau de Froissy, trop absorbée par ses recherches pour être sensible à quelque mouvement. Il dut poser la main sur son épaule pour qu'elle sursaute.
— Dételez un peu, lieutenant. C'est le moment de détente.
— Mais je commence tout juste à trouver des choses.
— Raison de plus, allons marcher dans la cour. Avez-vous remarqué que le lilas est en pleine floraison ?
— Moi ? répondit Froissy, un peu offusquée. Mais qui croyez-vous qui l'a arrosé quand il a fait si sec ? Pendant que vous étiez en Islande ?
— Vous, lieutenant. Mais il y a autre chose. Vous vous rappelez ce couple de merles qui avait fait son nid dans le lierre, il y a trois ans ? Eh bien ils sont revenus. La femelle couve.
— Vous croyez que ce sont les mêmes ?
— J'ai demandé à Voisenet. Ce sont eux. Il en est sûr, le mâle n'est pas bien épais. Vous n'auriez pas du quatre-quarts, du cake ? Ils en sont fous. Ce que je souhaite, Froissy, c'est ne pas discuter de la recluse dans les bureaux.
— Je comprends. Attendez-moi dans le couloir, j'ai quelque chose à finir.
Adamsberg s'éloigna. Chacun savait que Froissy n'ouvrait ses placards à réserve devant personne, imaginant son secret bien gardé. Tout en sachant qu'il ne l'était pas. Elle le rejoignit un instant plus tard, avec deux tranches de cake dans une main et son ordinateur sous le bras.
— Ils sont là, lui dit Adamsberg une fois dans la cour et lui désignant une masse de brindilles entrelacées dans le lierre, à deux mètres de hauteur. Vous la voyez ? La mère ? Ne vous approchez pas trop. Ici, le mâle.
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