C'est dans la petite salle du distributeur à boissons qu'on avait installé le long du mur trois épais coussins de mousse pour pourvoir aux phases de repos de Mercadet.
— Cela ne me pose pas de problème. Gardon sera de garde, avec Estalère. Mais je ne voudrais pas que vous tiriez trop sur la corde.
— Je ne manque pas de sommeil, tout ira bien. J'ai un petit bagage de rechange avec moi, j'en ai toujours un.
— Tout ira bien, répéta Adamsberg.
Mercadet. Le commissaire s'en voulait d'avoir exigé une recherche alors que l'homme titubait de fatigue. Culpabilité qui grimpa en vrille quand il vit le visage gris de son adjoint qui tenait son menton d'une main et tapait d'un seul doigt sur les touches.
— Arrêtez, lieutenant, dit-il. Je suis désolé. Allez dormir.
— Mais non, dit Mercadet d'une voix lente. Disons que je ne vais pas vite.
— Mercadet, c'est un ordre.
Adamsberg souleva le lieutenant par le bras et l'entraîna vers l'escalier. Marche à marche, il soutint son adjoint dans cette longue ascension d'un seul étage. Mercadet s'écroula de tout son long sur les coussins salvateurs. Avant de fermer les yeux, il leva un bras.
— Commissaire, le nom du voisin, c'est Sylvain Bodafieux. Avec un seul « f ». Il a trente-six ans, il est célibataire, brun, dégarni. Il a loué ce truc, ce machin…
— Cet appartement.
— … il y a seulement trois mois. Code d'entrée 3492B. Il va de piaule en piaule. Il est déménageur à son compte, stépialiste…
— Spécialiste.
— … en déménagement de meubles anciens et de pianos à queue, demi-queue…
— Dormez, lieutenant, s'il vous plaît.
— Et quart-de-queue, acheva Mercadet en un murmure.
Bodafieux. Et non pas Marllot. L'homme utilisait un faux nom. Retancourt entra à cet instant dans la petite pièce, portant le chat plié sur son bras comme un vieux torchon, pattes pendantes. Ainsi étendu, il avait quasi la taille d'un jeune lynx. C'était l'heure de la pâtée. Adamsberg mit un doigt sur ses lèvres.
— Les clefs ? chuchota-t-il.
— Dans votre poche gauche.
— Je pars. Froissy va passer la nuit ici, ainsi que tout le dimanche.
— Vaudrait mieux que j'aille garer sa voiture près de chez elle. Pour que son voisin ne se doute de rien.
— Si tout se passe bien, c'est inutile.
Retancourt hocha la tête, soulagée. Bien qu'opposante systématique aux méthodes d'Adamsberg, son flegme apaisant se propageait parfois vers elle comme un flux bénéfique. Ainsi que le disait Danglard, il fallait prendre garde aux eaux silencieuses du commissaire, prendre garde à ce qu'elles ne vous encerclent puis ne vous absorbent avec lui.
Adamsberg enfila sa veste, tâta les clefs dans sa poche, mêlées à trois cigarettes effritées de Zerk. Ultime démarche : Danglard. Qui, retranché dans son bureau, consolait son désarroi en éclusant du vin blanc, ce qui ne l'empêchait en rien de poursuivre la rédaction du « Livre ».
— Je ne viens pas pour la recluse, précisa d'entrée Adamsberg.
— Non ? Auriez-vous d'autres pensées, commissaire ?
— Cela m'arrive. Danglard, le commissaire du 9 e?
— Oui ?
— Nom, tempérament, états de service ? C'est urgent.
— Rien à voir avec Loxosceles rufescens ?
— Je viens de vous le dire.
— Hervé Descartier, cinquante-huit ans environ.
La mémoire du commandant Danglard ne se limitait pas à l'érudition. Il savait sur le bout des doigts tous les noms des commissaires, commandants et capitaines de gendarmerie de France, et se tenait régulièrement au courant des transferts, mutations et retraites.
— Je crois que je l'ai connu, dit Adamsberg. Je devais être brigadier, et lui déjà jeune lieutenant.
— Sur quelle affaire ?
— Un homme nu jeté sur la voie de l'express Paris-Quimper.
— Paris-Deauville, corrigea Danglard. Oui, cela fait un sacré bout de temps. Le type est bon, assez sec, allant droit au but. Nerveux, intelligent, sens de l'humour, grand amateur de jeux de mots et diverses contrepèteries. Petit, mince, coureur de femmes jusqu'à ce qu'il lui reste un souffle. Un problème néanmoins, qui a manqué lui coûter sa carrière.
— Corruption ?
— Certainement pas. Mais il prend des libertés avec le règlement quand il lui paraît plus efficace d'emprunter un chemin de traverse.
— Un exemple, Danglard, donnez-m'en un seul.
— Laissez-moi voir. Eh bien, dans l'enquête sur le violeur de Blois, il a défoncé la porte sans commission rogatoire, démoli la gueule du type sans être en légitime défense ni posséder de preuve définitive de sa culpabilité. L'homme a manqué perdre un œil.
— Quand même.
— Oui. Descartier s'en est sorti parce que ce type était bien le bon, finalement. Mais il a été suspendu six mois.
— C'était quand ?
— Il y a onze ans.
— Merci, commandant, dit Adamsberg en repartant en coup de vent, n'ayant nulle envie que Danglard oblique vers la recluse.
— Attendez une minute. Si vous essayez de le joindre, vous ne le trouverez pas forcément sur place un samedi. J'ai peut-être un numéro de portable.
Danglard feuilleta un lourd classeur de feuillets manuscrits, posé sur une étagère.
— Vous avez de quoi noter ?
Adamsberg inscrivit le numéro, remercia de nouveau et sortit. Il était rare qu'il se hâte. Mais il traversa la grande salle d'un pas rapide, adressa un signe discret à Retancourt et démarra quelques minutes après, tournevis en poche, en direction du 9 earrondissement.
Le commissaire s'installa à l'écart, à la table d'une brasserie située presque en face de l'immeuble de Froissy. Il était déjà presque 16 heures et, malgré les croissants du matin, il avait faim. Il commanda sandwich et café et composa le numéro du commissariat du 9 e arrondissement. Comme l'avait prévu Danglard, le commissaire Hervé Descartier était absent. Le déranger sur son portable rendait les choses plus délicates. Il envisagea de nouveau ses différentes réactions possibles et appela.
— Commissaire Descartier ?
— Il n'est pas là, répondit une voix juvénile en pleine mue.
Le fils avait ses consignes. Mais sa voix incertaine attestait que Descartier était bel et bien chez lui.
— Une seconde, jeune homme, avant de raccrocher. Je connais ton père, on a travaillé ensemble. C'est bien ton père ?
— Oui, mais il n'est pas là.
— Essaie juste ceci : dis-lui que je suis le commissaire Adamsberg. Adamsberg, tu te souviendras du nom ?
— Attendez, je l'écris. Mais il n'est pas là.
— Je sais. Dis-lui aussi que je peux l'aider à trouver l'homme qu'il recherche en ce moment. Que c'est urgent.
— Vous voulez parler du violeur ?
— Puisque tu es au courant, oui. Tu as écrit tout cela ?
— Oui.
— Je sais qu'il n'est pas là, mais va tout de même montrer cela à ton père. Tu veux bien faire ça ?
Adamsberg entendit l'enfant courir, puis une porte claquer.
— Descartier en ligne. C'est toi, Adamsberg ? C'est vraiment toi ?
— Tu te souviens de moi ?
— Parle encore un peu.
— On était ensemble sur l'affaire d'un homme trouvé nu sur les rails du Paris-Deauville. Il avait des ecchymoses aux épaules et une blessure au front. Pour les uns — pour toi et moi —, c'était la preuve qu'on avait assommé et poussé le type sur le ballast. Pour d'autres — notre chef, quelque chose comme Jardion, Jardiot —, c'étaient des coups reçus en tombant sur les rails…
— C'est bon, Adamsberg, je reconnais ta voix. C'était Jardiot, comme idiot.
— Si tu le dis.
— On s'en fout, remarque. Je t'écoute.
— Désolé de te déranger.
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