— Disons que c'est si vous avez des nouvelles, dit-elle.
— Ou vous.
Adamsberg s'était déjà réinstallé au volant quand la petite femme frappa à la vitre.
— Je vous l'offre, dit-elle en lui tendant la boîte en plastique jauni.
Il était tard quand Adamsberg revint à la Brigade, qui ne sentait plus que modérément la marée. Les fenêtres restaient grandes ouvertes, avec cette multitude d'objets hétéroclites toujours posés sur les bureaux pour protéger les documents des assauts des courants d'air. Odeur rémanente à laquelle s'ajoutait un parfum de rose ou de lilas pulsé par le lieutenant Froissy — qui d'autre ? — , mue par son impérieux besoin de veiller au bien-être de ses collègues. Le résultat de ce mélange était assez nauséeux, et Adamsberg y préférait la nette odeur de port.
— C'est Froissy, lui dit Veyrenc en s'approchant.
— Je m'en doute.
— On ne peut rien dire, elle le fait pour notre bien. Elle a vidé deux bombes entières, personne n'a osé la décourager dans son œuvre. Mais comme en toute chose, rien ne sert de déposer un voile sur la puanteur.
— On pourrait apporter une nouvelle murène pour étouffer la rose et le lilas. Ou cela, tiens.
Adamsberg sortit de sa poche la petite boîte en plastique.
— C'est une recluse, et c'est un cadeau. Admire. J'avoue que jusqu'ici, personne ne m'avait jamais offert une araignée morte. Seulement, ça ne sent rien. Contrairement au blaps.
— Tu parles du blaps puant ?
— Lui-même. Le blaps annonce-mort.
— Et qui a eu la délicatesse de t'offrir une araignée morte ?
— Une petite femme que j'ai rencontrée au Muséum. Elle avait fait le voyage depuis Nîmes pour apporter ça au spécialiste des araignées.
— L'arachnologue.
— Oui. Comme elle n'a pas aimé le gars, elle a choisi de me donner sa recluse. C'est une offrande, un honneur, Louis. Comme Rögnvar qui a sculpté Retancourt sur une rame en bois.
— Il a fait cela ?
— Parfaitement. Tu as fini ton rapport ?
— Il est déjà dans les mains de Mordent.
— Il faut que je t'en parle, de ce que m'a dit cette femme. Mais à l'écart. Retrouve-moi dans mon bureau, avec discrétion. Comment va Danglard ?
— Je crois que la passion du papier et l'élaboration du « Livre » ont dissous sa contrariété.
Adamsberg déposa l'araignée sur sa table déjà encombrée. Il ouvrit la boîte, sortit une loupe volée à Froissy, et examina le dos de la bête. Comment appelaient-ils cela, ces arachnologues ? Il feuilleta son carnet, il avait noté ce nom quelque part. Le céphalothorax. Très bien. Autant appeler cela le dos. Et il eut beau scruter ce dos, le dessin du violon ne lui paraissait pas évident. Il entendit des pas et referma vivement le couvercle. Non qu'il craignît les agents de sa Brigade, mais il ne tenait pas à tourmenter Danglard.
C'était Voisenet, qui repéra aussitôt la boîte et se pencha dessus.
— Une recluse, dit-il. Comment l'avez-vous eue ? demanda-t-il avec envie. C'est rare.
— On me l'a offerte.
— Mais qui ? Comment ?
— Au Muséum.
— Vous ne lâchez pas prise, commissaire ?
— Justement si. Pas de multiplication des araignées, et pas de mutation. C'est plié de ce côté.
— Mais trois morts, tout de même.
— Je croyais que vous n'en étiez plus, lieutenant. Vous avez répété que c'étaient des vieux.
— Je sais. Il n'empêche que la recluse n'a jamais tué en France. Pas de mutation, vous en êtes certain ?
— Oui.
— D'accord. Ce n'est pas notre boulot, de toute façon.
Adamsberg sentait son lieutenant osciller entre logique et tentation.
— Je venais vous voir pour le rapport.
Voisenet tapota son ventre rond, un tic malheureux chez lui et qui trahissait embarras ou satisfaction, si bien qu'il y avait recours assez souvent.
— Pour cet interrogatoire avec Carvin, comment dire, est-ce qu'il serait possible de ne pas consigner les passages où il s'est foutu de ma gueule, avec ses « aperceptions » et ses citations ?
— Qu'est-ce qui vous prend, Voisenet ? Vous voulez aussi qu'on découpe la bande vidéo et qu'on la recolle avec du scotch ?
— Ces passages ne sont pas nécessaires à l'enquête.
— Ils sont nécessaires à la mise en valeur du caractère de Carvin. Depuis quand vous vient l'idée de falsifier les comptes rendus d'enquêtes ?
— Depuis cette « aperception ». Ça ne passe pas.
— Et moi, que devrais-je faire avec un arachnologue et un céphalothorax, voulez-vous me le dire ? Ravalez votre aperception, assumez-la, et digérez-la.
— Mais le céphalothorax, il n'est pas dans un rapport.
— Qui sait, Voisenet ?
Adamsberg eut Veyrenc en ligne et Voisenet quitta la pièce, massant son ventre.
— J'ai entendu Voisenet dans ton bureau, dit Veyrenc, j'ai passé mon chemin. Mieux vaut qu'on se retrouve ailleurs.
— Où ?
— On pourrait retourner à La Garbure. Danglard nous a gâché le plaisir hier.
Estelle, pensa aussitôt Adamsberg. Sa main posée sur l'épaule de son collègue hier soir. Cela faisait longtemps que Veyrenc était seul, son extrême exigence quant aux multiples qualités d'une femme réduisant de beaucoup ses choix. Adamsberg, lui, connaissait des problèmes inverses en raison de ses modestes prétentions. Estelle, se répéta-t-il, il y retourne pour elle et non pas pour une soupe au chou, même venue des Pyrénées.
Parce que c'était eux, Adamsberg et Veyrenc, et surtout Veyrenc, Estelle posa la soupière de garbure sur un petit réchaud afin qu'ils puissent prendre leur temps sans que le plat refroidisse. Veyrenc avait inopinément changé de place et, à la différence de la veille, s'était installé face au comptoir et non pas de dos.
— Tu m'as bien dit que la recluse n'avait jamais fait de morts en France, dit Veyrenc.
— C'est vrai. Alors que la vipère y tue une à cinq personnes par an.
— Ça change les choses.
— Tu ne me suis plus ?
— Je n'ai pas dit cela. Raconte-moi cette femme qui t'a offert une araignée morte.
— Les hommes offrent bien des manteaux de fourrure. Quelle idée. Imagine-toi serrer dans tes bras une femme qui porte soixante écureuils morts sur le dos.
— Tu vas porter ton araignée sur le dos ?
— Je l'ai déjà sur les épaules, Louis.
— Et moi j'ai déjà un morceau de peau de panthère sur la tête, dit Veyrenc en passant sa main dans son épaisse chevelure.
Adamsberg sentit son ventre se nouer, comme chaque fois que Veyrenc évoquait cette histoire. Ils étaient enfants, là-haut, dans la montagne. Le petit Louis Veyrenc avait pris quatorze coups de canif sur la tête. Sur les cicatrices, les cheveux avaient repoussé roux, de ce roux qu'on nomme flamboyant. Cela ne passait pas inaperçu et on n'utilisait jamais Veyrenc pour une filature. Ce soir, sous la lampe basse du restaurant, ces mèches brillaient dans le brun sombre de ses cheveux. Ce qui évoquait en effet une peau de panthère, mais à l'envers.
— Que t'a dit cette femme ? demanda Veyrenc.
Adamsberg eut une rapide grimace et se pencha en arrière, se balançant sur les deux pieds de sa chaise, se tenant des deux mains à la table.
— C'est difficile, Louis. J'ai l'impression, non, pas l'impression. Je crois que je l'ai déjà vue.
— La femme ?
— Non. La recluse.
La raideur serra cette fois sa nuque, et Adamsberg secoua la tête pour la chasser.
— Enfin non, je ne l'ai jamais vue. Ou si. Quelque chose comme cela. Il y a longtemps.
— Bien sûr tu l'as vue. Mais il y a seulement trois jours. Elle est partout sur les forums.
— Et la veille, elle était sur l'écran de Voisenet. J'ai ressenti un trouble, un dégoût.
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