Vous me connaissez ? Lorsque j’entreprends l’impossible je commence toujours par m’assurer la collaboration de Béru ou, à la rigueur, celle du bêlant. Ayant appris que le premier venait de partir en vacances, je me suis donc rabattu sur le second.
Sherlock et moi procédons à un large tour d’horizon. On se refait mentalement le chemin de la « Victoire ». Ce qu’il est capital de déterminer, c’est à partir de quel endroit elle s’est envolée, la belle enplumée. Il faut déceler quand elle a fait fi des scellés, la déesse ailée [2] On ne célébrera jamais assez la richesse phonétique de mon texte !
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— A ton avis, Conanchose de mes deux Doyle, attaqué-je, toi qui ne te nourris plus que de phosphore surchoix, quand la substitution a-t-elle eu lieu ?
Holmes ferme ses jolis yeux pareils à deux crachats de poitrinaire mal soigné.
— Trois épisodes dans ce véhiculage, marmonne-t-il.
— C’est pas du véhiculage de mouche mais plutôt du véhiculage d’éléphant, souligné-je au passage.
— Primo, fait l’homme en transe, la partie Louvre… On l’emballe… Deuxio… la partie camion… On la transporte à Marseille. Troisio, la partie bateau…
Il réfléchit si fortement que je peux m’en apercevoir sur sa bouille dévastée.
— Tu dis qu’une fois mise en caisse, au Louvre, on ne l’a plus quittée ?
— Elle était surveillée par les gardiens habituels. Pour l’embarquer il eût fallu un matériel considérable et une main-d’œuvre plus considérable encore ! Non, au Louvre le vol n’était pas possible.
Il admet.
— Passons maintenant à la partie camionnage, poursuit le roi de la matière grise. Tu dis Paris-Marseille sans escale. Qu’appelles-tu sans escale, San-A. ? J’imagine mal des motards et des chauffeurs se cognant les huit cent cinquante kilomètres d’une traite ! Il a bien fallu qu’ils se reposent et s’alimentent !
— Tout a été vérifié, Pinuche. Le voyage s’est effectué par relais. Il y a eu un changement des motards à la préfecture d’Auxerre. Ensuite un changement motards et chauffeur à celle de Lyon, et c’est cette dernière équipe qui a terminé le trajet.
— Combien y avait-il de personnes à bord du camion ?
— Deux : un chauffeur et un garde armé… En dix heures ils ont effectué le parcours total grâce aux sirènes des flics ouvrant la route. Le camion s’est rendu directement à quai. Il était cinq heures de l’après-midi. Les personnalités l’attendaient en faisant le pied de grue. La grue en question a cueilli la caisse et l’a descendue dans la cale… Le bateau a appareillé le soir même. Deux jours plus tard il atteignait le Pirée où il faisait escale une nuit.
— Il y a déchargé des marchandises ?
— Oui.
— Ah ! ah ! fait Pinaud en rouvrant un œil.
— Les officiers du bord ont certifié que le fret débarqué se trouvait dans une autre partie de la cale et que, de toute façon, deux marins veillaient sur la caisse.
— Pourquoi cette précaution ?
— Pour donner des garanties aux Beaux-Arts de chez nous. Les Grecs voulaient ainsi prouver qu’un curieux éventuel n’avait pas la possibilité d’approcher la caisse.
— Et le bateau est reparti le lendemain pour Samothrace ?
— Où il est arrivé vingt-quatre heures plus tard environ.
— Et une fois là-bas ?
— Avant toute chose on a déchargé la « Victoire » ou du moins ce qu’on pensait être la « Victoire ». Elle a été de nouveau placée à l’aide d’une grue sur le plateau d’un camion qui la conduisit dans le hall d’exposition aménagé pour la recevoir. On l’a descendue et quatre techniciens ont procédé au décarpillage.
— Il y avait la presse ?
— Un type des actualités grecques, lesquelles s’étaient assuré l’exclusivité du reportage.
— On l’a consigné aussi ?
— Bien sûr ! Mais tu te rends compte que le scandale bouillonne comme de l’eau sur le feu. D’une seconde à l’autre le couvercle de la casserole va sauter !
Sa Pinucherie frottaille sa moustache d’un index jauni par la nicotine.
— Une chose est certaine, décide-t-il.
— Laquelle est-ce, messire Pinaud ?
— C’est à bord du bateau que la substitution a eu lieu.
— Votre avis rejoint le mien, chère momie.
— Car, poursuit l’infatigable du bulbe, c’est à bord du bateau qu’on a eu les moyens de remplacer la bonne caisse par l’autre. Une cale n’est pas un endroit très fréquenté, et puis les gens qui ont fait le coup disposaient de grues, ne l’oublions pas. Tu veux que je te dise, San-A. ?
— Dis-moi-le, doux vieillard !
— Sur le bateau, il y avait déjà le faux emballage au moment où l’on a chargé le vrai.
— Possible…
— Non : probable !
— Soit ! Ensuite ?
— Ensuite on a camouflé le vrai pendant la première partie de la traversée et on l’a déchargé à Athènes.
— Probable, admets-je.
— Non : certain ! Quel était le fret du cargo ?
— Je l’ignore, avoué-je.
Cette fois, le déducteur soulève ses deux paupières dans un effort surhumain et braque sur moi son regard éteint.
— Tu aurais dû t’en inquiéter, reproche-t-il. Enfin, nous allons voir tout cela sur place, maintenant il faut que je me change. Notre avion part bien à midi trente ?
— Tu. as deviné ça aussi ! m’étranglé-je, prêt à accepter de lui désormais tous les prodiges.
— Non, modestise la vieillasse, je l’ai seulement lu sur les billets.
CHAPITRE III
DANS LEQUEL NOUS ATTEIGNONS LES ATHÉNIENS ! [3] Vous devez bien penser que je n’allais pas laisser passer celui-là !
Depuis l’escale de Rome nous avons retrouvé l’été. Un chaud soleil illumine la mer, et le ciel est aussi bleu que sur les dépliants des agences de voyage. Dans ce coucou j’ai un peu l’impression de remonter le temps. Rebrousser les saisons, s’attarder dans des instants retrouvés, regrimper les années, les siècles, n’est-ce pas le rêve de tout homme ? Un jour il s’accomplira, je le prédis. On trouvera dans les drugstores des appareils à explorer les âges. Pas nous, bien sûr, mais nos enfants, comme disait un curé. Nous, on se farcira seulement les premiers pas sur la lune. Nos lardons iront sur Mars et c’est beaucoup plus tard que la descendance se pointera sur la planète reculée au fond de je ne sais quelle galaxie et depuis laquelle on peut encore assister aux galipettes de François I er, au massacre de la Saint-Barthélemy et à la mort de Napoléon.
La voix du commandant de bord nous annonce que l’arrivée à Athènes est imminente. Je secoue le bras du père Sherlock. Pinuche dort sitôt qu’il est assis.
Le menton sur la poitrine, le naze dans la moustache, le bada enfoncé jusqu’aux sourcils, il en écrase avec un petit bruit de cafetière électrique.
— C’est à propos de quoi ? balbutie-t-il en se fourbissant les fanaux.
— A propos d’Athènes, dis-je. Vise un peu, bonhomme chétif.
Par le hublot, je lui montre la ville blanche dans l’éblouissante lumière. Sur sa colline, le Parthénon étincelle. On le dirait en sucre.
— Je comprends qu’on en fasse des presse-papiers, murmure le fossile. Vu d’ici, il ressemble à un presse-papiers. C’est frappant, non ?
Ayant rendu ce solennel hommage à l’art grec, il se rendort pendant que la Caravelle opère sa manœuvre d’atterrissage.
— Bon, et maintenant ? s’inquiète la Vieillasse après que nous eûmes souscrit aux formalités douanières.
— On file à la police, je suis attendu par le commissaire grec chargé de l’enquête.
Un bahut nous drive à tombeau ouvert chez les poulagos.
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