Oh! l’effroyable, l’insoutenable vision! Que faire? Quel signe adresser à cet être torturé? pourtant, il le faut bien. Cet homme, c’est moi, je te l’ai dit plus haut. A quels sentiments réagit-il encore?
Je domine mon effroi pour lui proposer un sourire blafard. Puis un geste apaisant de la main. Une autre idée me vient. Je vais ramasser le cadavre de Barnes, le traîne devant la porte de verre cintrée. Est-il encore perméable à l’esprit de vengeance, cet être de laboratoire qui ne vit plus que par un faisceau de pulsions électriques, d’injections de produits chimiques? Rien ne passe dans son regard figé.
Alors je repose Barnes au sol et m’écarte de cette espèce de capsule que j’appelais naguère un poumon d’acier.
Dois-je ouvrir une seconde porte? A quoi bon? Si, tu penses vraiment? Bon, mais c’est bien pour te faire plaisir. La capsule n o 3 est vide. La 5 contient un autre vieillard dans le même appareillage que le précédent. La boîte crânienne béante. Le cerveau, toute cette fabuleuse et écœurante charognerie de merde qui nous rend pensants et agissants. Là, j’ai pas le courage. Je relourde. Ça suffit! Je peux plus. Je vais craquer.
En chancelant, je m’approche du bigophone.
Un mal de dog à obtenir Mathias. Ça relaye duraille avant que mes trompes se pâment aux inflexions du Rouillé. Mais enfin je finis par l’avoir, l’inséminateur naturel, celui qui procrée à marche forcée en compagnie d’une épousâtre grinçante, déformée par ses incessantes pondaisons.
Essoufflé, il est, le Coquelicot.
— Ah! commissaire! Si vous saviez!
Préambule dont il est incoutumier, le savant. Toujours calmos, Mathias. Le contrôle du self, généralement avec le panard sur la pédale du frein.
Il change de registre pour demander:
— Où êtes-vous?
Tant tellement il me souhaiterait à portée.
— En enfer, j’y rétorque.
— Moi aussi! il exclame, troublé par la coïncidence.
— Donc, les choses ont progressé?
— Elles sont résolues, voulez-vous dire!
— A savoir?
— Que tout notre petit monde a avoué: les Manzardin et Astrid Inkermann, la collaboratrice de Skinézi. Vous avez mis le pied dans une histoire abominable. Autour de moi, tout le monde dégueule, si vous me passez l’expression.
— Je t’écoute, et narre bien surtout car j’aime les vraies histoires, celles qui ont un début, un développement et une fin!
— D’abord, vous prendre les choses à leur origine.
— Bravo.
— Le père de René-Louis Blérot était avocat. Il a eu un jour pour client le docteur Skinézi, voici une vingtaine d’années. Affaire trouble: un de ses clients était décédé dans des circonstances bizarres et la famille avait porté le deuil dans tous les sens du terme 6. Le talent de maître Blérot le sortit de ce mauvais pas et les deux hommes devinrent amis. Plus tard, Skinézi eut l’occasion de témoigner sa gratitude à son avocat. Le fils de ce dernier, dévié sexuel, fut arrêté pour tentative de viol sur la personne d’un gamin. Le médecin témoigna que le jeune homme ne jouissait pas de toutes ses facultés et lui épargna la prison.
— Passe-moi la rhubarbe, ricané-je, je te passerai le séné!
En père turbable, Mathias poursuit:
— Skinézi est un chercheur. Chez certaines gens de sa trempe, on ignore où s’arrête le génie et ou commence la folie. Savez-vous sur quoi portent ses travaux, commissaire?
— Gériatrie?
— En effet. En compagnie d’un savant anglais…
— Nommé Barnes, coupé-je.
Le Rouquemoute est stoppé dans son envol de gerfaut.
— Vous savez cela, patron?
— Je t’appelle de chez lui. En même temps, je t’annonce son décès.
Pelléas est Médusé!
Ça lui prouve bien qu’avec l’Antonio du siècle, faut s’attendre à tout. Il déglutit, inglutit, mouche à blanc, gémit, puis retrouve un ton potable pour continuer son récit:
— Je ne sais trop comment Blérot a fait la connaissance de Catherine Mahékian. Il semblerait, que ce soit aux Beaux-Arts que Blérot a fréquentés quelque temps. Comment se sont-ils découvert un penchant commun pour le sadisme?Comment sont-ils passés aux débordements les plus éhontés? Vous l’établirez sans doute. Toujours est-il qu’ils se sont mis à faire équipe dans le vice. Ont-ils été téléguidés par Skinézi? Je serais tenté de le croire puisque c’est à lui, et à lui seul, que leurs crimes monstrueux profitaient.
— A lui et à son cher confrère Barnes, rectifié-je.
— Je vois que vous en savez aussi long que moi, commissaire?
— Presque. Ensuite?
— Le couple torturait les garçonnets qu’ils enlevaient. Ensuite, lorsque leurs victimes étaient agonisantes, ils les conduisaient chez les Manzardin.
— Qui les passaient au broyeur pour en faire de la pâtée à chiens!
— Mais auparavant, Skinézi ou Astrid Inkermann venait prélever leur cerveau destiné à leurs expériences. Car ces médecins de l’enfer…
— Très heureuse définition, l’interromps-je, admiratif, étant grand amateur de vieux clichés que, plus ils sont éculés et grotesques, plus ils humectent la partie antérieure de mon slip.
Il répète, avec cette inexorable obstination des politiciens que les contradicteurs ne troublent jamais:
— Car ces médecins de l’enfer sont parvenus à greffer des cerveaux d’enfants à des vieillards à bout de sénilité.
— Je sais, Mathias: j’en ai devant moi au moment où tu me parles!
— Moi aussi, commissaire! On leur a ôté la partie supérieure de la boîte crânienne, et…
— Pas de radioreportage puisque je te dis que je vois!
«Dis-moi, nous savons comment ils se procuraient les cerveaux neufs, mais comment procédaient-ils pour les vieillards cobayes? La maison de retraite de Val Chanté ?»
— Exactement. Skinézi étudiait les dossiers des admissibles et, dans quatre-vingts pour cent des cas, choisissait des vieillards sans famille, ce qui lui valait une réputation de toubib au grand cœur. Il en transférait à son domicile, au gré de ses «besoins», si j’ose user d’un tel mot! Il les utilisait pour ses expériences. Quand le patient défuntait, personne ne lui demandait de comptes et on l’enterrait le plus légalement du monde.
— Dis-moi, il refilait des cerveaux à son homologue britannique, n’est-ce pas?
— En effet. Il les lui portait dans un caisson frigorifique, à bord de son petit avion personnel, car le pilotage était son hobby.
— Tu as eu des nouvelles de Catherine Mahékian?
— Astrid a fini par lâcher le morceau, oui.
— Ils l’ont butée et enterrée, n’est-ce pas?
— La nuit dernière, dans les étangs de Hollande. Quand ils ont su qu’elle était démasquée, ils ont pris peur et ont décidé de la neutraliser immédiatement.
— Charmantes gens. L’esprit de décision ne leur manquait pas! Bien, maintenant, tu vas me rendre un service, Rouillé.
— A votre disposition, patron.
— Tu vas appeler la demeure du docteur Barnes dans la banlieue de Southampton. Tu obtiendras le numéro par les renseignements internationaux car, bien que je m’y trouve, je n’ai pas celui de sa résidence. Tu demanderas à parler aux assistants du toubib. Tu leur diras que tu es un collaborateur de Skinézi, que tout est découvert, que la police française occupe son laboratoire et qu’elle vient d’alerter la police britannique pour l’inviter à investir celui de Barnes. Conseille-leur de fuir immédiatement sans s’occuper des opérés. Compris?
— Comptez sur moi, commissaire.
— Merci. A part ce conte de fées, Béru, la Pine, ça va?
— Au mieux. Pinaud dort dans ma voiture et Béru a annoncé qu’il allait faire l’amour à je ne sais quelle pharmacienne en chômage, pour se détendre après cette folle nuit.
Читать дальше