* * *
Belle et ses camarades de classe quittèrent le lycée à la dernière sonnerie. Quelques irréductibles s’agrippaient aux grilles, la cigarette au bec ou le téléphone en main, peu pressés de rentrer, les autres s’éloignaient le plus vite possible. Elle fit un bout de chemin avec Estelle et Lina puis continua seule en empruntant le boulevard du Maréchal-Foch sans hésiter sur l’itinéraire. Belle faisait partie de ceux qui marchent le nez en l’air et le pas léger, curieux de toutes les surprises du paysage, persuadés que l’horizon sera toujours plus beau que le trottoir. Tout son personnage s’exprimait dans un détail comme celui-là, cette façon d’aller de l’avant, confiante en elle-même et dans les autres. À l’opposé de son frère, qui resterait à jamais habité par son enfance et ses blessures, elle savait garder une longueur d’avance sur le passé, sans jamais se laisser rattraper, même dans les moments difficiles. Personne sinon elle-même ne savait d’où lui venait cette force qui manque souvent à ceux qui ont vu leur vie bouleversée du jour au lendemain. Et même si, de ce tremblement de terre, elle n’avait pas fini de subir les secousses, le statut de victime ne la tentait en aucune façon. Au lieu de gaspiller son énergie en regrets, elle la consacrait à son devenir, malgré les handicaps qu’elle aurait à surmonter. Et rien ni personne n’avait intérêt à s’interposer.
Une vieille R5 gris métallisé s’arrêta à sa hauteur avec, à l’intérieur, des jeunes gens qui essayaient d’attirer son attention. Il s’agissait de deux élèves de terminale qui, l’après-midi même, étaient tombés en pâmoison devant le soutien-gorge rouge de la nouvelle. Dès lors, ils s’étaient mis en tête de faire connaissance, de lui souhaiter la bienvenue, de lui faire visiter la ville.
— Non, merci, les garçons…
Elle continuait de marcher en direction de la maison, amusée à l’idée de se faire draguer dès le premier jour de classe. Elle n’avait pourtant nul besoin de se rassurer sur son charme, il opérait toujours, et depuis sa naissance. Ses parents l’avaient appelée Belle sans se douter à quel point elle allait le devenir. Tant de redondance en un si petit mot. Comment imaginer qu’un tel prénom, en France, lui poserait problème ? À cette époque-là, ni Maggie ni Fred ne savaient où se situait exactement la France.
— Oh please, please, miss America !
Ils insistèrent tant que Belle fut prise d’un doute sur la rue à emprunter pour rentrer chez elle.
— Elle habite où ?
— Rue des Favorites.
— C’est par là ! Monte, on te dépose à la maison.
Elle se laissa convaincre et grimpa à l’arrière. Les garçons se turent tout à coup, surpris qu’elle accepte enfin ; ils attendaient un refus depuis le début et ce retournement leur cloua le bec. Et si cette fille-là était bien moins farouche que les autres, plus entreprenante ? Les Américains ont tellement d’avance sur tout, à commencer par les mœurs. Ils se regardèrent à la dérobée et s’autorisèrent à rêver.
— Dites, les garçons, j’ai l’impression qu’on fait un détour…
Au lieu de répondre, ils lui posèrent mille questions sur sa vie d’avant Cholong. Bien plus tendus que Belle, ils cherchaient à meubler, à dire n’importe quoi, à afficher leur complicité, à passer pour des hommes ; elle s’amusa de tant de gaminerie. La voiture ralentit à l’orée de la forêt du Vignolet, au bord de la nationale qui traçait jusqu’en Bretagne.
— On s’arrête ? demanda-t-elle.
La nuit venait de tomber d’un coup. Le bagout avait fait place à des silences de plus en plus suspects. Belle demanda une dernière fois à être raccompagnée. Les garçons sortirent de la voiture et échangèrent quelques mots à mi-voix. Avec un peu de chance, ils n’auraient pas grand-chose à tenter et tout se déroulerait comme dans un film, un baiser échangé avec la nouvelle, quelques caresses, pourquoi pas, allez savoir comment ça fonctionne. Et si leur escapade tournait court, il serait bien temps de feindre l’innocence. Belle songeait à tout ce qui l’attendait une fois rentrée chez elle : remplir la paperasse pour boucler son dossier, faire la synthèse de son emploi du temps, le confronter à celui de son frère, poser des étiquettes sur ses livres de cours, dresser une liste de tout ce qui lui manquait, la soirée allait s’éterniser. Elle resta adossée à une portière, croisa les bras en attendant que l’un des deux crétins comprenne avant l’autre que la balade était terminée. Avant de se déclarer vaincus, ils firent une dernière tentative d’approche, et l’un des deux hasarda une main sur l’épaule de Belle. Elle lâcha un soupir exaspéré, se pencha pour saisir le manche d’une raquette de tennis sur la banquette arrière et, d’un coup droit parfaitement maîtrisé, fracassa la tranche de la raquette sur le nez du plus entreprenant. L’autre, abasourdi devant un geste si spontané et si violent, recula de quelques pas sans pouvoir éviter une sorte de revers lifté qui lui arracha presque l’oreille. Quand ils furent à terre, le visage en sang, Belle s’agenouilla auprès d’eux pour estimer les dégâts avec des gestes d’infirmière. Elle avait retrouvé son innocent sourire et toute sa bienveillance pour l’humanité. En montant dans la voiture, elle se tourna une dernière fois vers eux et dit :
— Les garçons, si vous vous y prenez comme ça, vous n’arriverez jamais à rien avec les filles.
Elle démarra et retourna vers la nationale en sifflotant un air de Cole Porter, puis abandonna la voiture à cent mètres de la rue des Favorites et rentra à pied. Devant la grille de la maison, elle rejoignit sa mère, qui rentrait au même moment, et prit un sac de courses pour la soulager. Warren, qui déboulait lui aussi, referma la grille, et tous les trois entrèrent dans la maison.
Frederick, un genou à terre, donnait sa pâtée à la chienne, et ne fut guère surpris de voir revenir sa famille au grand complet. Il demanda :
— Alors, quoi de neuf, aujourd’hui ?
Comme s’ils s’étaient concertés, les trois répondirent en chœur :
— Rien.
Combien vaut un homme ? Quel est le prix d’une vie humaine ? Savoir ce qu’on vaut, c’est comme connaître le jour de sa mort. Je vaux vingt millions de dollars. C’est énorme. Et bien moins que ce que je croyais. Je suis peut-être un des hommes les plus chers du monde. Valoir aussi cher et vivre une vie aussi merdique que la mienne, c’est le comble de la misère. Si je les avais, moi, ces $ 20 M, je sais bien ce que j’en ferais : je les donnerais en totalité en échange de ma vie d’avant, d’avant que je coûte ce prix-là. Qu’est-ce que fera d’une somme pareille celui qui m’aura fait exploser la tête ? Il placera le tout dans l’immobilier et ira se la couler douce à la Barbade pour le reste de ses jours. Ils font tous ça.
Le plus ironique, c’est que, pendant ma vie d’avant, il m’est arrivé d’avoir à prendre soin d’un type dont la tête était mise à prix, comme la mienne aujourd’hui (“prendre soin”, chez nous, ça veut dire empêcher le type en question de continuer à nuire). La liquidation de témoin n’étant pas ma spécialité, je servais d’assistant à un hitman (un tueur à gages, comme disent les caves) que mes patrons d’alors avaient chargé de rectifier cette balance de Harvey Tucci, pour un contrat de deux cent mille dollars, du jamais-vu. Il avait fallu se creuser la tête pendant des semaines pour l’empêcher d’aller témoigner devant le Grand Jury, et je vous parle d’une époque où le FBI n’avait pas encore fait le tour de tous les scénarios en matière de garde rapprochée des repentis (on leur en a fait voir, à ces cons de fédéraux, mais ça, c’est une longue histoire). Mon contrat à moi représente cent fois plus d’argent que celui de cette lope de Tucci. Essayez de vous imaginer un seul instant exposé à la fine fleur du crime organisé, aux tueurs les plus déterminés, aux plus grands professionnels, prêts à vous tomber dessus au moindre coin de rue. Ça devrait me foutre la trouille. À vrai dire, bien au fond de moi, je me sens flatté.
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