— Maggie, fais-moi du thé !
Dans sa véranda, Fred avait crié assez fort pour réveiller Malavita, qui poussa un grognement et se rendormit aussitôt. Maggie avait entendu, elle aussi, sans ressentir aucune urgence, et resta plantée devant l’écran de télévision de leur chambre. Vexé qu’elle ne réponde pas, Fred quitta sa machine à écrire au risque de laisser échapper son inspiration.
— Tu m’as pas entendu ?
Alanguie sur le lit, contrariée par l’intrusion de son mari en plein dénouement d’un mélo, Maggie mit la cassette sur pause.
— Fais pas ton Rital avec moi, tu veux ?
— Mais… Je travaille, sweetie…
Au mot « travail », Maggie dut contenir un agacement qu’elle sentait monter depuis leur installation à Cholong, un mois plus tôt.
— On peut savoir ce que tu fabriques avec cette machine à écrire ?
— J’écris.
— Ne te fous pas de moi, Giovanni.
Elle ne l’appelait par son vrai prénom que dans des situations extrêmes, très tendres ou très tendues. Il allait devoir avouer ce qu’il fabriquait dans la véranda dès 10 heures du matin, penché sur une vieillerie en bakélite, et rendre compte aux siens de cette urgence de travail qui lui donnait une énergie rare et le plongeait dans un délicieux désarroi.
— Prends les voisins pour des cons si le cœur t’en dit, mais épargne-nous, tes gosses et moi.
— Puisque je te dis que J’ÉCRIS, nom de Dieu !
— Tu sais à peine lire ! Tu serais incapable d’écrire la moindre phrase que tu prononces ! C’est le voisin du 5 qui m’a appris que tu nous pondais un truc sur le Débarquement ! J’ai dû acquiescer, là, comme une idiote… Le Débarquement ? Tu ne sais pas qui était Eisenhower !
— Je me fous de cette connerie de Débarquement, Maggie. C’est un prétexte. J’écris autre chose.
— On peut savoir quoi ?
— Mes Mémoires.
À cette phrase, Maggie comprit que le mal avait gagné. Elle connaissait son homme depuis toujours et quelque chose lui dit que son homme n’était peut-être plus celui qu’elle devinait, il y a un mois encore, à la moindre intonation, au plus discret de ses gestes.
Pourtant, Fred ne mentait pas. Sans souci de chronologie, il revenait, au gré de son humeur, sur la période de sa vie la plus heureuse, ses trente années passées au sein de la mafia new-yorkaise, et sur la plus douloureuse, son repentir. Au bout de quatre années de traque, le capitaine Thomas Quintiliani, du FBI, était parvenu à coincer Giovanni Manzoni, chef de clan, et l’avait contraint à témoigner dans un procès qui avait fait tomber les trois plus gros caïds, les capi, qui contrôlaient la côte Est. Parmi eux, on comptait Don Mimino, capo di tutti capi, chef suprême des « cinq familles » de New York.
Suivait toute la période dite de Protection Witness Program, le Witsec, ce fichu dispositif de protection des témoins, censé mettre les repentis du crime organisé à l’abri des représailles. Revenir sur les heures les plus pitoyables de son existence était sans doute le prix à payer pour qui se lance dans l’écriture de ses Mémoires. Fred allait frapper chaque lettre de chaque mot interdit : balancer, moucharder, vendre ses amis, condamner les plus anciens à des peines de dix fois leur grand âge et mille fois leur espérance de vie (Don Mimino avait pris trois cent cinquante et un ans, nombre mystérieux pour tous, y compris Quintiliani). Fred ne contournerait pas la difficulté, il irait jusqu’au bout de la confession, on pouvait compter sur lui pour ne jamais faire les choses à moitié. À l’époque où on le chargeait d’éliminer des gêneurs, il faisait en sorte de ne laisser aucun morceau identifiable et, quand il décidait de protéger un territoire, il n’exonérait aucun commerçant de sa dîme, pas même le vendeur de parapluies à la sauvette. Dans son récit, le plus dur serait de revivre mentalement les deux années d’instruction du procès, époque de paranoïa absolue où il changeait d’hôtel tous les quatre jours, entouré d’agents, et où on ne l’autorisait à voir ses enfants qu’une fois par mois. Jusqu’à ce fameux matin où, la main droite levée face à l’Amérique entière, il avait prêté serment.
Avant d’en arriver là, il allait faire remonter en lui de délicats souvenirs, retrouver le meilleur de sa vie, le temps bienheureux de sa jeunesse, de ses premières armes, de sa montée au feu, et de son entrée officielle dans la confrérie de la Cosa Nostra. L’époque bénie où tout restait à faire, et où il aurait tué à mains nues quiconque lui aurait prédit qu’un jour il trahirait.
— Quintiliani trouve que c’est une bonne idée, écrivain.
Tom Quintiliani, l’ennemi de toujours et néanmoins responsable depuis six ans de la sécurité des Blake, avait donné son feu vert. Tout individu en résidence surveillée attirait à un moment ou un autre la curiosité des voisins, on le savait d’expérience. Fred devait pouvoir justifier d’une activité sédentaire vis-à-vis des riverains.
— Moi aussi, je trouvais l’idée bonne, jusqu’à ce que tu te mettes à faire l’écrivain, merde !
Le fait est que tout le quartier savait désormais qu’un écrivain américain venait de s’installer pour travailler à une grande fresque sur le Débarquement. Qu’on la regarde comme la femme de l’écrivain n’apportait à Maggie aucune gratification, bien au contraire, elle sentait que la supercherie de Fred n’allait pas tarder à lui retomber sur le dos. Sans parler de Belle et de Warren qui, sur leurs fiches de présentation aux professeurs, avaient laissé en blanc la rubrique Profession des parents. Ils auraient de loin préféré dire à leurs camarades et à tout le personnel enseignant que leur père était maquettiste, ou correspondant européen pour un magazine de pêche américain, rien qui suscitât de réelle curiosité. À n’en pas douter, la soudaine vocation littéraire de leur père allait devenir une source de complications.
— Tu aurais pu trouver quelque chose de plus discret, reprit Maggie.
— Architecte ? Comme à Cagnes ? C’est toi qui avais eu cette brillante idée. Les gens venaient me demander comment on fabrique des piscines et des fours à pizzas.
Mille fois, ils s’étaient imposé cette conversation, mille fois ils avaient failli s’étriper. Elle rendait Fred responsable, à juste titre, de ces déménagements à répétition, de leur incapacité à s’enraciner quelque part. Non content de les avoir exilés jusqu’en Europe, Fred avait trouvé le moyen de se faire remarquer dès leur arrivée à Paris. Habitué depuis toujours à avoir des liasses de billets dans ses poches pour ses menues dépenses, il avait décrété que le plan Witsec ne lui fournissait pas de quoi vivre décemment. Lui, un témoin de luxe qui avait fait tomber les plus gros, on lui imposait le train de vie d’un porte-flingue de troisième catégorie ? Qu’à cela ne tienne. Quintiliani n’ayant pas voulu améliorer l’ordinaire, Fred avait acheté à crédit un gigantesque congélateur et l’avait bourré de denrées luxueuses payées à grand renfort de chèques en bois et revendues aux voisins (il avait réussi à se faire passer dans l’immeuble pour un grossiste en surgelés susceptible de fournir des homards au détail à des prix défiant toute concurrence). Son petit commerce était si imprévisible, si invraisemblable, et pourtant si discret, que les agents du FBI n’en prirent connaissance qu’à la première réclamation de la banque. Tom Quintiliani, grand professionnel de la protection de témoin, avait su parer à toutes les menaces, anticiper toutes les connexions possibles avec les milieux mafieux, maintenir secrète la relocation des Blake, même à certains pontes de son service. Il avait tout prévu. Tout sauf les allées et venues de crustacés dans la résidence Saint-Fiacre, 97 rue Saint-Fiacre, Paris deuxième.
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