Le rugbyman savait où les trois racketteurs avaient l’habitude de se retrouver à la sortie des cours, un jardin public qu’ils considéraient comme leur territoire et dont ils réglementaient la circulation. Moins de dix minutes plus tard, les trois gosses gisaient au sol, l’un d’eux avait vomi, un autre se tordait de douleur, et le meneur, agenouillé à terre, laissait échapper des sanglots d’enfant. Warren leur demanda cent euros pour le lendemain matin, 8 heures. La somme doublerait à chaque demi-journée de retard. Terrorisés à l’idée d’attirer à nouveau sa colère, ils le remercièrent en gardant les yeux au sol. Warren savait déjà que ces trois-là deviendraient ses nervis les plus fidèles si tel était son souhait. Il fallait laisser cette porte de sortie aux ennemis qui faisaient allégeance.
Si, ce soir-là, il n’avait pas réussi à constituer le premier cercle de son organisation, Warren se serait débrouillé tout seul face à ces trois types, une batte de base-ball à la main. À ceux qui auraient essayé de se mettre en travers de sa route, il aurait répondu que la vie ne lui laissait pas d’autre choix.
* * *
Maggie entra dans la supérette de l’avenue de la Gare, saisit un panier rouge, passa le tourniquet et chercha des yeux le rayon Frais. Plutôt que de céder à la facilité de servir à sa famille la cuisine habituelle, elle fut tentée par des escalopes à la crème et aux champignons. À l’inverse de Frederick, Maggie faisait partie de ceux qui, à Rome, vivent comme les Romains. Comme elle l’avait fait pour l’architecture et la presse locales, elle se sentait toute prête à explorer la cuisine de la région, au risque d’affronter le regard noir des siens au moment de passer à table. Par réflexe, elle passa en revue le rayon Pâtes, spaghettis nos 5 et 7, tagliatelles vertes, pennes, et toute une cohorte de coquillettes et de vermicelles dont elle n’avait jamais compris l’utilité. Chiffonnée par un fond de culpabilité, elle prit un paquet de spaghettis et une boîte de tomates pelées, en cas de récrimination de ses deux hommes. Avant de se diriger vers les caisses, elle demanda à une vendeuse si on trouvait en rayon du beurre de cacahouètes.
— … Du quoi ?
— Du beurre de cacahouètes. Excusez la prononciation.
La jeune femme appela le gérant qui, dans sa blouse bleue, vint se planter devant Maggie.
— Du beurre de cacahouètes, répéta-t-elle. Peanut butter.
— J’avais compris.
Comme chaque matin, l’homme s’était levé à 6 heures pour réceptionner les livraisons et les stocker dans la réserve. Ensuite, il avait pointé l’heure d’arrivée de son personnel, motivé les troupes, accueilli les premiers clients. L’après-midi, il avait reçu deux grossistes et rendu visite à son banquier. De 16 à 18 heures, il avait lui-même restructuré les rayons Chocolat et Biscuits, assuré le réassort qui n’avait pas été fait. Une journée sans anicroche jusqu’à ce qu’une inconnue vienne lui demander un produit qu’il n’avait pas.
— Mettez-vous à ma place, je ne peux pas garder en stock tous les produits bizarres qu’on me demande. De la tequila, du râpé de surimi, de la sauge sous cellophane, de la mozzarella de buffle, du chutney, du beurre de cacahouètes, que sais-je encore ? Pour que ça pourrisse dans la réserve en attendant la date limite ?
— C’était à tout hasard. Excusez-moi.
Maggie s’éloigna vers le fond du magasin, confuse d’avoir créé un sentiment d’irritation autour d’un sujet qui n’en valait pas la peine. Ce beurre de cacahouètes ne revêtait aucun caractère d’urgence, son fils avait tout le temps de se tartiner des sandwichs extravagants, elle y voyait une simple occasion de lui faire plaisir en ce jour de rentrée. Elle comprenait fort bien le point de vue du commerçant et rien ne l’exaspérait plus que les caprices alimentaires des touristes et de tous ceux qui faisaient de la nourriture, soit un objet de nostalgie, soit un réflexe imbécile de chauvinisme. Elle trouvait navrant le spectacle de ses concitoyens en visite à Paris agglutinés dans les fast-foods, de les entendre se plaindre que rien ne ressemblait à la bouffe dont ils se gavaient chez eux à longueur d’année. Elle y voyait un irrespect terrible pour le pays traversé, a fortiori s’il s’agissait, et c’était son cas, d’une terre d’asile.
Elle fit le tour du magasin sans plus y penser, remplit son panier, et s’arrêta un instant au rayon Boissons.
— Du beurre de cacahouètes…
— Et après on s’étonne qu’un Américain sur cinq est obèse.
— Déjà que le Coca…
Les voix venaient de tout près, derrière une tête de gondole où Maggie saisissait un pack de bière. Elle ne put s’empêcher de tendre l’oreille à la conversation sottovoce du gérant et de ses deux clients.
— J’ai rien contre eux mais ils se croient partout chez eux.
— Ils ont débarqué, d’accord. Mais depuis, on est envahis !
— Et encore, les gens de notre génération, c’était les bas nylon et le chewing-gum, mais nos gosses ?
— Le mien s’habille comme eux, il s’amuse comme eux, il écoute la même musique qu’eux.
— Le pire, c’est la façon dont ils se nourrissent. Les miens, j’ai beau leur préparer ce qu’ils aiment, ils n’ont qu’une hâte : sortir de table pour filer au McDo.
Maggie se sentait blessée. En faisant d’elle l’Américaine type, on remettait en question sa bonne volonté et ses efforts d’intégration. Cruelle ironie, elle avait été déchue de ses droits civiques puis exilée par le pays qui l’avait vue naître.
— Ils n’ont aucun goût en rien, c’est connu.
— Des incultes. Je le sais, j’y suis allé.
— Et vous, essayez donc de vous implanter là-bas, conclut le gérant, vous verrez comme vous serez reçu !
Maggie avait déjà trop souffert des regards en biais sur son passage, des messes basses dans son dos, de l’ironie générale quand elle apparaissait dans un lieu public, jusqu’aux rumeurs les plus folles, impossibles à démentir. Les trois malheureux avaient réveillé tout ça sans le vouloir. Le plus paradoxal était que, si on l’avait invitée dans la conversation, Maggie leur aurait donné raison sur bien des points.
— Et ils voudraient devenir les maîtres du monde ?
Sans rien laisser paraître, elle se dirigea vers les produits d’entretien, ajouta trois bouteilles d’alcool à brûler et une boîte d’allumettes à son panier, passa à la caisse et sortit.
Au-dehors, le dernier rayon de soleil s’estompait et faisait glisser cette fin d’après-midi vers le début de soirée. Le personnel sentait poindre la fatigue, les clients pressaient le mouvement, rien que de très normal, en ce mois de mars, sur le coup de 18 heures, dans cette ambiance cotonneuse bercée par un rituel inamovible.
D’où venait alors cette odeur de caoutchouc brûlé qui parvenait aux narines des caissières ?
Une cliente poussa un cri terrible. Le gérant leva le nez de son carnet de commandes et vit un étrange rideau de feu onduler sur la vitrine. Des gerbes de flammes créaient un écran infranchissable et s’immisçaient déjà à l’intérieur du magasin.
Un manutentionnaire réagit le premier et appela les pompiers. Les clients cherchèrent une sortie de secours. Les caissières disparurent on ne sait comment, et le gérant, qui confondait depuis longtemps sa vie avec celle du magasin, ne bougeait plus, hypnotisé par les reflets rouge et or qui dansaient dans ses yeux.
Les pompiers bénévoles de la brigade de Cholong-sur-Avre ne purent sauver de l’incendie ni les stores, ni les étalages, ni les marchandises, rien, sinon un cageot de pommes Granny légèrement talées.
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