— Les livreurs n’entrent pas, monsieur, et quand j’ai de la monnaie à chercher, je referme la porte et ils attendent mon retour sur le palier.
Je sens qu’on va tourner en circuit fermé, médème et Bibi. Deux écureuils dans la cage du mystère ! À celui qui pédale le plus vite pour arriver nulle part.
— Du côté de votre époux ?
C’est la méchante crise.
— Qu’insinuez-vous ! Que mon mari aurait pris ce yatagan à des fins criminelles ?
— Je n’ai rien dit de Guillaume Tell, madame ! Cela dit, il est indispensable que je m’entretienne également avec M. Le Ossé.
— En ce cas, il vous faudra repasser demain, pour l’instant il est inapte à assumer une conversation !
Puis, déterminée :
— Venez constater !
Elle m’entraîne dans un couloir au fond duquel s’ouvre leur chambrette d’amour. Une pénombre alourdie de relents d’alcôve me permet, nez en moins (comme disait un pauvre mec affligé d’un chancre facial) de distinguer une vieillerie en chemise de nuit sous un édredon. Tête émaciée, cheveux d’un gris blanchi, nez pincé. Le souffle ressemble à un râle. Effectivement, le papa du malheureux Valentin est shooté d’importance. On lui a administré la dose grand deuil. Quand il se réveillera, il se rappellera plus qui est Premier ministre ni s’il a versé son tiers providentiel (comme dit Béru).
— Je vous remercie, madame.
Sur le pas de la porte, je lui assure, pour le sport, que je prends part à son immense chagrin et je dévale jusqu’à l’avenue.
Mes deux commensaux (il nous arrive de manger à la même table, Marika, Jérémie et moi) m’interrogent du chef et du regard.
Je prends place posément à mon volant. Ma Maserati sent le cuir, plus le parfum délicat de Marika. Très distingué, le tout. Classe.
— Plus de yatagan, dis-je. Une vieille chouette qui ressemble à un cierge à moitié fondu prétend qu’il a disparu au cours des vacances d’été ; la merde c’est que personne, à première vue, n’a pu s’en emparer.
Et je leur relate ma conversation avec la mère Le Ossé.
N’après quoi, j’embraye.
Marika tire de son sac le bloc où elle inscrit les éléments clés de l’enquête.
— L’arme du crime a été fournie par Valentin Le Ossé ! ajoute-t-elle, en récitant son texte à mesure qu’elle le trace. Jusque-là, sur les trois « artistes » qui, depuis des années, participent au simulacre, deux ont joué un rôle déterminant dans le carnage puisque l’un, le faux prêtre, a actionné la fermeture des portes et que l’autre a procuré le sabre.
— Il n’y a que le troisième qui n’ait rien fait, souligne M. Blanc.
— Il était resté dehors, fait remarquer Marika. Où nous conduis-tu, mon amour ?
— Au restaurant, Tendresse. J’en connais un très bon dans la ville du Roi-Soleil.
Généralement, des couples comme celui des Lerat-Gondin n’ont pas de véritables amis. Seulement des relations obligatoires qui, en fin de compte, ne savent pas grand-chose de leur vie. Cela vient de ce que les gens du tout-courant se méfient des jobastres. Ils veulent bien fréquenter des douteux, des mauvais, voire des pourris, mais ils ont une peur maladive de ceux qui roulent sur la jante, qui sont sur la poulie folle, qui marchent à côté de leurs pompes, qui pédalent dans la choucroute, qui patinent du bulbe, qui surchauffent de la bigouden, qui se lézardent de la matière grise, qui ont des charençons dans la boîte à idées, qui cloaquent de la pensarde, qui se désagrégent du grenier, qui ont des lobes pâteux et qui pataugent du cervelet.
À table, au cours de l’excellent repas que nous consommons et que je te passerai sous silence puisque tu batifoles dans les basses calories pour maintenir ta taille de guêpe, chérie, nous dressons un plan d’investigations dans Louveciennes. Jérémie interviewera les voisins des Lerat-Gondin (il a conservé sa carte de police), Marika « fera » les boutiquiers, gens difficiles à accoucher, toujours dérangés qu’ils sont par des clients, et que la prudence commerciale retient. Pour ma part, j’opérerai les notaires, médecins, banquiers, etc. Je donne pour consigne à mes deux auxiliaires de mettre l’accent sur la jeune Elise, leur soi-disant nièce, qui vécut avec eux et dont on ne parle plus depuis quelques années. Ils devront également se renseigner pour savoir si un personnage prénommé Charles gravita dans leur univers fermé. Bonne bourre à tous et rendez-vous à dix-huit heures au Café du Commerce et des Yvelines Réunis .
Ayant laissé ma fabuleuse Danoise et le remarquable Jérémie au cœur de la localité, je me prends à gamberger derrière mon volant inerte. Ma noble voiture pousse de légères plaintes en se refroidissant. Affalé sur le cuir onctueux, couleur tabac blond, je m’abandonne à une profonde méditation, ce qui m’arrive toujours lorsque je stagne au cœur d’un mystère. Il a du bol, le commissaire Monlascart, de croire l’affaire simplette dans sa folle cruauté. Il a vite fait de tirer le rideau, cézigue ! Moi, si tu veux tout savoir, j’en suffoque de tout ce bigntz. Je subodore quelque chose de détonant, de vaste, de ramifié. Je passe en revue les multiples éléments de l’affaire, mais il y en a tellement que ça me débaroule sur le colback, comme la pile de boîtes de petits pois quand tu saisis l’une du dessous. Ce qui me turlubite, ou turluqueute, ou turluzobe, ou turlupine le plus, c’est d’avoir été payé pour assister à un quadruple homicide ! Voilà qui est rarissime dans les anus policières, comme dit l’Infâme Bérurier, le futur Cary Grant du porno.
L’œuvre d’un dément, ce massacre ? Probable. Mais alors pourquoi l’une des victimes a-t-elle fermé les portes et une autre, fourni l’arme ?
Franchement, Armand, tu te rappelles un Sana qui expose un mystère de cette envergure, toi ?
Je te reprends dans les grandes lignes…
Alphonse Lerat-Gondin vient me trouver avec une photo de tête de mort, au verso de laquelle, un certain Charles a écrit un message de menace. Il m’engage pour le protéger le jour de la cérémonie bidon…
Attends, voilà que ça déraille encore, que tout m’afflue triple galop. La charge des lanciers ! La chapelle, les comédiens, l’horrible mariée salope qui se fait bourrer au clair de lune dans une production « X », les gentilles petites filles tenant la traîne, la fermeture des lourdes, le tumulte, les cris, le sang qui dégouline sur la traîne de la mariée, notre ahurissement, notre tentative pour ouvrir la porte, Jérémie et moi… Nous nous portons sur l’arrière de l’oratoire afin de mater par les deux petites meurtrières qui éclairent l’intérieur. Ce que l’on aperçoit ? Un entrelacs de corps ensanglantés, palpitants… Ah ! le cauchemar ! Comment se fait-il qu’il ne m’ait point hanté la nuit dernière ? Parce que j’ai fait trois fois l’amour à Marika, tu penses ? Oui, hein ? C’est probable. Elle assure mon équilibre psychique, la Suprême…
Et je repars…
Le curé polonais qui actionne la fermeture brutale… Pourquoi ? Il en avait reçu l’ordre ? En plein « sermon » fictif. Chers époux qui que… Nimbés par l’amour… Tchloc ! Tout en déclamant, Serge la Grosse Verge, il presse le dos de la petite boîte noire. Clac ! clac ! les portes sont fermées. Celui qui a le sabre, dégaine et se met à frapper à toute volée. Supposons qu’il s’agisse de Lerat-Gondin, il a frappé sa vieille peau : tzim ! Se rue sur le faux curé : tzim ! Puis sur l’organiste : tzim ! Et après ? Les trois décollations, bon, je veux bien qu’il se soit entraîné sur des mannequins, qu’il ait chopé le coup de main. Mais lui, hein ? Comment a-t-il pu se sectionner le cigare avec un sabre ? Mettons qu’il en ait eu le colossal, le démentiel courage. Faut-il encore accomplir le geste. Il faut de la force à un coup de sabre, fût-il affûté rasoir pour couper une tronche. L’avait-il, cette force, le vieillard tremblotant, égrotant ? Mon intelligence répond que non. Alors, sa femme ? Pas davantage. Une vieille rombiasse, même transformée en furie, peut-elle tuer trois hommes en quelques minutes et se trancher le col ? Non ! Non ! Non ! Il y a autre chose ! Ça s’est passé différemment que nous l’avons cru !
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