— Exactement ce que je pensais, fais-je.
Le local est si haut de plaftard qu’il fout le vertigo. Un piano droit, un sommier recouvert à la hâte d’une carouble écossaise ; un réchaud-camping, quelques seaux d’eau, un placard et des portemanteaux de brasserie dénichés chez des brocanteurs composent le mobilier. Plus une table de jardin et trois chaises en fer. Aux murs, des posters de photos d’amateur. Elles représentent toutes feu Valentin avec son giton. Enlacés. Nus, sur certaines. C’est marrant : hier j’avais pas remarqué que le julot de l’harmonium en était plein cadre. Il faisait musico en détresse, simplement.
Jérémie ferme la porte car il est entré le dernier. On renifle les étranges odeurs, tristes et agressives, qui flottent dans le logis des deux fiotes.
La petite reine nous miradore à travers ses larmes. Renifle. Je note qu’il y a une vilaine tache rouge sous le petit diamant « ornant » sa narine droite.
— Tu t’appelles comment ?
— Bertrand Guesclin.
— Profession ?
— Je… je suis…
— Je m’en doutais. Vous étiez mariés depuis longtemps, Valentin et toi ?
— Deux ans.
Repleurade.
— Renifle pas trop, fillette, tu risques d’infecter la connerie que t’as dans le pif, préviens-je.
Je désigne une chaise à Marika qui l’accepte. Je peux te dire qu’elle s’amuse follement, ma Merveilleuse. Ça lui plaît vachetement, ce turbin d’enquêteur. Elle voudrait pas retourner dans son Danemark natal pour un empire ; d’autant que ses nuits sont pas tristes non plus, espère ! La confrérie des yeux cernés ! Elle morfle ses trois coups de guiseau par jour, la môme. C’est ça, notre vitesse de croisière ! Et quand je parle de « coup », achtung ! C’est pas du tagada de rabbit , mais le grand déploiement olympique. De vraies étreintes éperdues, comme on dit puis dans les autres livres qui me font tant tellement rigoler que je préfère encore relire les miens !
Il est tellement ému, Poupette, qu’il ne songe même plus à nous demander qui nous sommes et ce que nous lui voulons.
— Vous viviez de quoi, les deux ? je lui questionne.
— Valentin donnait des cours de piano.
— Et ça suffisait pour acheter la bouffe et vos tampax ?
L’ironie, il perçoit plus, la Gazelle. Son chagrin occulte tout. Comme disait ma chère grand-mère : « C’est dur de perdre sa compagnie », (surtout quand on est capitaine de C.R.S.).
Il est anéanti, perdu, jeté, veuve ! Qui va lui assurer son herbe quotidienne, à ce petit veau blond ?
— Que penses-tu de ce qui est arrivé à ton homme, Mignonnet ?
— C’est l’horreur ! effondre-t-il. Je ne comprends pas. Il était si gentil, si tendre. Qui donc a pu lui vouloir du mal ?
— C’est ce qu’on va essayer d’établir ensemble, ma puce. Il fréquentait les Lerat-Gondin ?
— Autrefois, il donnait des leçons de piano à leur nièce, paraît-il.
— Raconte !
— Je ne sais rien de plus. Vali me parlait de l’époque où il faisait jouer la Lettre à Elise à Elise ; elle s’appelait Elise, justement.
— Et qu’est-elle devenue ?
— Je ne sais pas. Tout ça remonte à une époque où je ne connaissais pas encore Vali.
— Ton Vali continuait de voir les Lerat-Gondin ?
— De temps en temps, ils faisaient appel à lui pour qu’il aille jouer de l’harmonium dans leur chapelle.
— À l’occasion de leur simulacre de mariage, comme hier ?
— Et d’autres fois aussi, disons tous les trois ou quatre mois.
— Ils recevaient du monde, à cette occasion ?
— Non. C’était pour eux seuls.
— Qu’est-ce que ton cher défunt pensait d’eux ?
Bertrand gratte sa narine endiamantée.
— Qu’ils étaient un peu siphonnés, mais comme ils le payaient bien…
On se tait, le cassettophone continue de mouliner en sourdine. Du Chopin : une polonaise un peu mélanco. Bertrand nous dit en montrant l’appareil :
— C’est Valentin qui joue.
Merde, il avait du talent, c’est gouleyant comme interprétation ; y a de l’âme, de l’aisance, une sûreté impressionnante.
Le pauvre môme se remet à chialer. Je lui donne une petite tape sur la nuque.
— Pleure pas, ma poule ; tu referas ta vie.
— Je ne retrouverai jamais un artiste pareil !
Marika, attendrie, a les yeux humides. On se laisse dériver dans les tristesses, tous. La peine du petit suceur nous gagne sournoisement. On mesure la cruauté du sort. À cause de la musique aussi. Il jouait bien, il aimait son petit Hun de mes choses. Gentils marginaux, inoffensifs et tendres.
Et puis voilà M. Blanc qu’entre en scène.
Un moment qu’il furète, silencieux comme son ombre (d’ailleurs tu les différencies pas l’un de l’autre). Il vient à Bertrand, tenant un très vieil album de photos recouvert d’un velours vert passé, avec des coins d’argent ouvragés et une découpe ovale dans le milieu, par laquelle on aperçoit la photo sépia d’une dame du siècle dernier, à l’air sévère, au gros chignon en équilibre sur sa tronche comme un chargement de foin sur sa charrette.
Il feuilletait l’album, mon Noirpiot. Il demande au freluque :
— Vous pouvez me dire ce que c’est que cette photo ?
Le branleur visionne et s’étonne :
— Ben, c’est Vali.
— Où a-t-elle été prise ?
— Chez ses parents, le jour de son anniversaire. Pourquoi ?
Au lieu de lui répondre, Jérémie me tend l’album pour que je puisse mater l’image. Dessus, on voit le Valentin, saboulé comme un milord, posant solennellement dans un salon petit-bourgeois, le coude sur une console gracile, regardant l’objectif avec des yeux de velours, comme s’il s’agissait d’un minet en slip.
Je le visionne en détail, sans comprendre ce qui a pu faire réagir le black mec.
— Eh bien ? j’insiste.
Il m’arrache l’album reliquaire des pognes pour le présenter à Marika.
— On va voir si elle est plus observatrice que toi ! ronchonne-t-il.
Ma chère grande âme si tant et merveilleusement baiseuse d’élite examine à son tour le cliché. La moue dubitative qui arrondit ses admirables lèvres me donne à croire qu’elle me tient compagnie dans le clan des incompréhensifs.
— Vous ne voyez rien ? encourage Jérémie, déçu.
— Eh bien, heu… à vrai dire…
Elle secoue la tête négativement, va pour lui rendre l’album et, brusquement, pousse un petit cri et le ramène devant ses yeux.
— Ça y est ? Cadré ? jubile le Noirpiot, pas fâché que je l’aie dans le prosibe, question observation.
Rogneur, je passe derrière Marika. Charitablement, mon inestimable conquête désigne un angle de l’image au-dessus de Valentin. Et poum ! le sky me choit sur le pot of tea .
Quel glandu je faisais !
Tu sais quoi ?
Sur l’un des murs du salon des parents Le Ossé, est suspendue une panoplie d’armes arabes anciennes. Parmi lesquelles un yatagan !
On va marquer une pause de publicité.
Une enquête, c’est des gens à voir, des lieux à fouiller, des indices à rassembler, des conclusions à tirer. Les gens et les lieux ont leurs secrets qu’il s’agit de leur arracher par la ruse ou la force. Moi, ce qui m’étonne, c’est de n’avoir pas rencontré la police au cours de nos récents déplacements. Qu’est-ce qu’il branle, le jeune et brillant commissaire Monlascart ? Il fait tourner des boules de cristal pour tenter d’y apercevoir la vérité ? Je le sens bien, cette affaire ne le met pas en bandaison professionnelle. Sais-tu pourquoi ? Parce que ces meurtres en vase clos, dignes de la mère Sapristi, impliquent que le meurtrier s’est fait justice parmi ses victimes. Alors, le frémissant jeunastre de la Rousse, il se margarine pas la laitance. Il confie l’affaire au labo, au légiste. À eux de déterminer lequel des quatre morts s’est soi-même cisaillé le corgnolon. S’ils y parviennent, ils auront résolu l’énigme et, bravo, merci, bons baisers à vos parents ! Sa pomme, il se poncepilate en loucedé. Le mobile de ce massacre, il se gratte pas non plus pour le chercher, Monlascart, puisqu’il l’a eu illico : la folie. Crise homicide. Lerat-Gondin, ou bien sa chère épouse, a perdu les pédales. Monlascart, jeune coq avantageux, peut s’entraîner au tir, au cul, à l’escrime, au gin-rami. Il a ciblé l’affaire. Meurtre de dingue. Aux hommes de science de définir lequel est mort le dernier dans la chapelle ; ce sera inévitablement l’assassin.
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