En bougonnant, le ministre de la Culture a planté là ses six enfants et s’est exécuté. Il va commencer par faire classer l’ensemble par les Monuments historiques, car le Grand Palais ne l’est pas encore. Puis, dans un an, les travaux commenceront.
La conversation dure depuis une heure déjà. Deloncle parle, plus haut que les autres:
«Il faut vendre à Versailles des produits dérivés. Sans eux, on perdra de l’argent. Je vous ai apporté des échantillons dans mon attaché-case. Vous voulez humer ce parfum, on l’appellera “Bouquet de roses de la Reine”, sentez…
— Seigneur! Pardon, souffle le ministre de la Culture en reculant, je n’ai pas de tortue à qui l’offrir.
— Un peu capiteux, d’accord, mais si on l’éclaircit… On racontera qu’il a été fait par un nez formidable qui a retrouvé les recettes secrètes de Fargeon, le parfumeur de Marie-Antoinette. Ensuite, c’est de la mousse, de la com, une bonne attachée de presse, nous en avons en magasin!
— Ça ne sentira pas meilleur.
— Détrompez-vous. Il vous faut aussi des boutons de manchette à l’effigie de Louis XIV, et même du très haut de gamme, la réplique du collier de la Reine. En faire dix, pas plus, place Vendôme. Ma femme rêverait de porter ça! Sur une petite robe Chanel noire, pour le réveillon de Lady Billingstone la semaine prochaine…»
Deloncle a beaucoup d’idées pour animer la nef du Grand Palais, un festival du spectacle vivant, un grand marché des terroirs de France, le retour du Salon de l’automobile et celui des arts ménagers. La conversation a dérivé, du Grand Palais malade à Versailles en 110 volts. Deloncle ne se laisse pas coincer par le père de Wandrille, qui commence à maudire son fils qui, au téléphone, ce matin, l’a supplié et convaincu de tenter cette opération de la dernière chance. Le père a senti une telle angoisse dans la voix de son fils, il n’a pas osé dire non.
«Vous vous intéressez beaucoup à Versailles en ce moment. C’est bien que Bercy se soucie ainsi de nos monuments. Il paraît que le Centre Pompidou va y envoyer un conservateur pour y développer des opérations d’art contemporain.
— Vous savez déjà cela? coupe le ministre de la Culture, que le président Vaucanson, son subordonné pourtant, avait négligé d’informer.
— J’étais au courant, dit le père de Wandrille.
— Je crois, fait Deloncle, que notre cher ministre des Finances a de bonnes antennes à Versailles, je me trompe? La réouverture du Grand Palais, c’est pour dans dix ans, vous serez revenu à vos chères études, à votre entreprise. Vous en aurez eu marre de la politique, comme tous les autres grands patrons qui s’y sont fourvoyés.
— Aujourd’hui, je peux vous aider, de bien des manières, vous le savez, il faut répondre à mes questions. Me parler un peu de Versailles.
— Je vous écoute, monsieur le ministre, articule Deloncle en vérifiant que le bout de ses mocassins ne prend pas trop de poussière sous cette nef jamais balayée.
— La police vous a vu la nuit dernière à Port-Royal-des-Champs, participant à…
— À la messe de minuit, avec ma femme, Clarisse, de Dreux-Soubise, et sa famille. Je peux produire tous les témoins. Il y avait la demi-sœur de ma femme avec son mari gâteux — le marquis et la marquise de Croixmarc — et leur fille Léone. Nous avons fêté Noël. En quoi est-ce répréhensible? Une procession aux flambeaux dans les ruines de cette abbaye qui jouxte le musée national, comme chaque année. Avec l’assentiment du conservateur, qui était d’ailleurs présent, je l’ai salué. Les RG me déçoivent. Ils ne connaissent pas leur monde, semble-t-il, vous avez l’air étonné. On ne vous avait pas communiqué, sur vos fiches, ce lien de parenté?
— Je crois savoir que Léone de Croixmarc court un danger.
— Qui vous a dit ça? Votre fils s’intéresse donc vraiment à notre famille? La mère de Léone m’en avait touché un mot. Elle va être si heureuse! Il est le meilleur parti possible, cette année du moins. Dommage qu’il écrive cette chronique amusante chaque semaine…
— Je ne plaisante pas. Vous savez qu’il y a eu deux morts à Versailles.
— Je lis les journaux. Vous m’avez fait venir sous la verrière du Grand Palais le matin de Noël pour me résumer la presse? Ou pour me demander la main de ma nièce pour votre grand garçon?»
Le ministre de la Culture a marqué à cet instant un peu d’impatience. Il tente de rentrer dans le jeu, pour venir au secours de son confrère, bonne action interministérielle pardonnable en pleine trêve des confiseurs:
«Nous avons fini par recevoir Lu, vous savez, ce Chinois passionné par Versailles.
— Il veut reconstruire une sorte de Versailles du côté de Shanghai. En tant que ministre des Finances ayant tutelle sur le Tourisme, je n’y suis pas du tout opposé. Il faut juste qu’il utilise le bon plan d’époque. Deloncle?
— Ce Chinois achète tout le monde. Il s’est alloué les services du jeune amant de Nancy Regalado. Un sinistre étudiant en cinéma, toujours de noir vêtu, un peu gringalet, qui vient, paraît-il, d’acheter une fortune un bureau aux enchères à Versailles sous prétexte que c’était une excellente copie d’une pièce historique. Il agissait pour le compte de ce M. Lu, qui songe déjà à meubler la demeure de ses rêves. Je l’ai appris par Vernochet, le commissaire-priseur, hier, à un dîner au Cercle Interallié.
— Vous savez vraiment tout. Et ce Versailles idéal sino-français, vous imaginez à quoi il ressemblera? Deloncle?
— Vous direz, monsieur le ministre, à votre imbécile de fils qui vous a demandé de me cuisiner à ce sujet, que cela ne ressemblera pas au plan absurde et irréalisable qu’il s’est laissé barboter. Ça vous suffit? Ne me demandez pas de donner mes sources. Il pleut ici, votre Grand Palais prend l’eau. Vous êtes l’État, la France, la République, c’est à vous, tout ça! J’ai bien réfléchi, je vous le laisse.»
11.
La chapelle ronde de Notre-Dame
Ville de Versailles, matin du samedi 25 décembre 1999
L’écho des bruits de pas revient en boomerang dans la chapelle du Sacré-Cœur. C’est la pièce du puzzle qui manquait à Pénélope. Quand on entre dans l’église, on ne la voit pas. Il faut pousser de lourdes portes, tout au fond, pour la trouver. Pénélope pense en la découvrant à la «chapelle des catéchismes» de l’église Saint-Médard, cachée elle aussi. Ici, l’architecture n’est pas celle que le visiteur attend pour une chapelle, elle se greffe sur l’église, au-dessus du chœur, une auréole sur la tête du Crucifié. En apparence, elle ne sert à rien, là. Son architecture ressemble beaucoup, avec un diamètre moins important, à la colonnade édifiée par Mansart — un bosquet avec un toit et des murs, devenu sacré. C’est une salle ronde à piliers, le lieu de réunion des religieuses et des solitaires — la matérialisation en pierre de la clairière de Port-Royal-des-Champs. Elle n’est pas de Mansart, mais on pourrait le croire. Une plaque dit qu’on la doit à M. Louis Pinart, curé, et que la construction remonte aux années 1860. Sur le plan que Péné a vu à la Mazarine, elle est déjà tracée, au XVIII esiècle, dans ce projet inouï de Versailles janséniste. Quand on regarde ensemble la ville, le château et le parc, la chapelle ronde de l’église Notre-Dame constitue une sorte de pendant, côté ville, de la Colonnade, côté jardin.
Pénélope s’assied dans le chœur, sur une banquette tapissée de velours bleu roi, du même modèle que celles qui ornent, au château, les salles Louis-Philippe du musée de l’Histoire de France. La banquette grince. Péné se recueille, réfléchit. Esther lui a laissé un message, griffonné maladroitement, sur la table de la cuisine, pour lui dire qu’elle viendrait prier là, ce matin, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Pénélope, bien sûr, s’inquiète. Elle ne voit Esther nulle part, cette enfant si fragile qui pense être devenue une grande fille et qui a dénoncé son père à la police. Ce pauvre vieux Médard, si cultivé, si original, qui, si ça se trouve, n’est pour rien dans tout cela. Pénélope est allée directement à la chapelle du Sacré-Cœur, pensant que la petite s’y trouverait. Ne la voyant pas, elle entreprend de faire le tour de la nef.
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