Esther n’avait pas menti: c’est une des grosses réunions annuelles du clan. Parmi ceux qui se glissent entre les ruines, dans la buée des respirations et les nuages d’encens, se trouve sans doute celui que Pénélope et Wandrille veulent trouver. Celui qui tue.
Pénélope croit reconnaître un jeune homme tout en noir. Le figurant de la Regalado, l’acheteur du bureau à la vente des Chevau-Légers? Même taille, même allure, il vient dans leur direction, son visage passe dans la lumière d’une torche. Non, ce n’est pas lui…
Le chœur reprend dans le silence:
«Mais hélas! gémissons; de ce séjour si beau
Tu ne vois à présent que le triste tombeau,
Depuis que la Vertu qui régnait dans ce temple,
Succombe sous l’effort et sous la dureté
De ceux qui ne pouvant le prendre pour exemple,
L’immolent à leur lâcheté.»
«Ces mots figurent sur la grande gouache du musée Lambinet, je m’en souviens. Pour une nuit de Noël, ils ne nous parlent que de tombeaux, ironise Wandrille. C’est sinistre, votre messe de minuit. Pas sûr qu’on aura des cadeaux sous le sapin en rentrant.
— Ces paroles, les derniers vers écrits par Racine, sont une étrange prophétie, explique Bonlarron mezza voce . Un miracle. Une vision. La preuve que le poète était un saint de Port-Royal. Une hallucination d’Enfer. Comme si Racine avait vu les dragons s’attaquer à nos pierres, les soldats du Roi faire donner les masses de fer dans nos murs, arracher les arbres de nos vergers. Déterrer nos morts. Ici. Il a écrit ces phrases avec les yeux déjà clos. Car Jean Racine est mort en 1699, dix ans avant la destruction de Port-Royal.
— Il y aura une “cérémonie”?
— Non, Pénélope, je ne crois pas. Avec l’arrestation de notre pauvre Médard, que tout le monde ici aimait beaucoup, je crois que cette année ce sera juste un office. De toute manière, les choses se déroulaient toujours en deux temps. La plupart de ceux qui sont ici ne viennent que pour le Port-Royal du XVII esiècle. Ils n’approuvent pas les rituels convulsionnaires. Ils préfèrent rester dans le monde intellectuel. Les corps les dérangent. C’est au moment où tout le monde se disperse que, de temps en temps, dans la chapelle, il reste une vingtaine de fidèles et que nous célébrons le rituel. Rien de dangereux, je vous le garantis, nous n’avons jamais blessé personne ni fait couler la moindre goutte de sang. Dans le contexte de cette année, je crois que tout le monde va rentrer chez soi se faire du punch et du grog.»
Nul n’entend cette conversation chuchotée au dernier rang. L’office s’achève. Bonlarron prie. Pénélope pense. Wandrille joue, dans sa poche, avec les clefs de sa voiture.
Une femme se matérialise dans un courant d’air polaire:
«Oh, quelle surprise! Vous venez aussi au culte? Je ne savais pas. Je vais en profiter pour vous faire mes adieux.
— Vous partez, Barbara? Des vacances?
— Je pars pour toujours. Versailles me fait peur. La police m’a entendue à nouveau comme témoin. Le lieutenant m’a dit que j’avais le droit de repartir. Je lui ai posé la question. Je retourne à Cleveland. Je ne veux pas trouver un troisième cadavre. Ni être le troisième cadavre.
— Vous êtes janséniste? Il y en a beaucoup aux États-Unis? demande Wandrille retrouvant, pour se rassurer, les réflexes du reportage.
— Oui, c’est ma foi. Depuis que le père Brun m’a convertie. Je vous ai parlé de lui, mon directeur de conscience, je lui téléphone souvent. Nous sommes un tout petit nombre. Je suis heureuse d’avoir découvert Versailles, Port-Royal. J’ai vu ici des choses que je ne pouvais pas imaginer. Je voulais aider un peu les amis de l’abbaye, leur faire des dons, leur offrir une vraie chapelle. Je crois qu’ils n’ont pas besoin de moi. Je redoute tout.
— Vous êtes déçue? risque Pénélope.
— J’ai peur. J’ai froid. Je vieillis ici. Le père Brun me comprendra.
— Il est français?
— Lui? Son prénom est Xiaoer, cela veut dire Benjamin, le petit dernier, il est d’une famille de onze enfants, Xiaoer Brun, c’est un Chinois qui a une lointaine origine française. Quand il s’est installé à Cleveland, il a repris le nom de ses ancêtres. C’est par lui que j’ai pu faire partie du cercle de ceux qui savent. Il est merveilleux.»
Pénélope et Wandrille se sont mis à l’abri à l’angle du petit bâtiment du XIX esiècle. Ceux qui en sortent semblent plus graves et moins frigorifiés. Heureusement pour les deux intrus, nul ne remarque une grosse écharpe et un bonnet perdus parmi les autres. Devant un photophore, Pénélope voit passer un soulier patiné aux surpiqures luisantes, un richelieu d’une inimitable couleur tabac qu’elle a déjà vue. Elle lève les yeux. L’homme a la tête tournée vers sa voisine. Pénélope d’un coup tire la main de Wandrille pour qu’il recule.
Deloncle passe devant eux, sans les voir.
À ses côtés, devant Wandrille éberlué, Léone et sa mère, une autre femme que Pénélope a vue photographiée dans des reportages sur Patrimoine Plus, Clarisse Deloncle, tenant le bras d’un vieillard sec, sans manteau, en veste rêche, droit comme un I, le vieux marquis de Croixmarc sans doute qui d’habitude ne sort jamais de chez lui. Tous se dirigent vers la même voiture, une grosse berline Saab noire, garée non loin, la plus en vue. Barbara file devant eux à pas de footing, le col de l’imperméable remonté, disparaissant dans la brume et la nuit.
Bonlarron marche de son côté. Il n’a pas voulu être raccompagné. Dans l’herbage où paissent toutes les voitures, il a retrouvé un couple d’amis en lodens qui va le reconduire à Versailles. Il a fait un petit signe de la main.
Sur la route, dans la MG couleur coquelicot, chauffage à plein régime, Pénélope résume:
«Deloncle, furoncle! C’est lui qui tire toutes les ficelles, ça se sent.
— L’assassin?
— Il a assailli ta Léone et sa pauvre famille au milieu de la fête de Noël des derniers port-royalistes. Il va…
— Léone et sa mère m’ont dit qu’elles se méfiaient de lui. À quoi ça rime? Elles avaient l’air de l’avoir adopté.
— Tu crois, Wandrille, que Deloncle a un mobile pour tuer?
— Pour le premier meurtre, pas sûr. L’étudiante chinoise a été victime d’une cérémonie convulsionnaire qui a mal tourné. Pas une de celles que Bonlarron connaît et fréquente, pas une de celles auxquelles participent Médard et Esther. Les braves gens de cette nuit ne sont pas des criminels. Le rituel qui lui a coûté la vie est d’une autre nature. Une cérémonie chinoise. On lui a fait des marques sur le corps avec un couteau, des entailles profondes, pas comme celles qu’Esther dit avoir reçues. Deloncle, même s’il glace ses pompes comme un maniaque, n’a rien à voir avec ça…
— En revanche…
— Tu parles d’une revanche, j’en arrivais au second crime! Par contre, dirais-je plutôt, pour le meurtre de Thierry Grangé, il est le suspect idéal. Imagine que l’architecte ait parlé à Deloncle des plans du Versailles janséniste, qu’il lui ait révélé que c’était celui-là, et pas le Versailles de Louis XIII, qu’il fallait vendre à M. Lu pour qu’il le bâtisse chez lui à Shanghai.
— Tu crois? Tu fabules un peu!
— Pas du tout, ma petite Péné. Grangé a vu que ce serait un énorme chantier. Convaincre M. Lu de construire le Versailles idéal des jansénistes, c’est le pactole. C’est imaginer ce qu’aurait fait Mansart si le Roi s’était entendu avec les jansénistes, de la restauration fiction.
— Pourquoi en aurait-il parlé à Deloncle?
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