— Parce que, pour réussir ce coup, il ne suffit pas d’un architecte français et de bâtisseurs chinois. Il faut une entreprise qui sache mettre en valeur les monuments, les faire visiter, les meubler, cette ingénierie culturelle qui te fait horreur: Patrimoine Plus. En France, quand tu vois ce que fait Deloncle, tu cries au scandale, toi ma petite conservatrice pure parmi les pures; vu de Chine, ce Patrimoine Business, c’est la quintessence du savoir-faire français!
— Deloncle renifle les œufs d’or, veut faire cavalier seul et élimine Grangé.
— Du coup, il n’a plus d’architecte!
— N’importe quel autre architecte spécialisé dans les monuments historiques fera l’affaire pour le Chinois.
— Ça, Wandrille, je n’en suis pas certaine. Grangé est celui qui connaissait le mieux Versailles, je veux dire, le bâtiment.
— Quoi qu’il en soit Deloncle court au George-V faire sa cour au Chinois.
— Qui a dû applaudir devant la découverte. Avertir peut-être son architecte à lui, en Chine.
— Lu dit alors à Deloncle que ses équipes sont déjà constituées et qu’il compte faire travailler une certaine Pénélope Breuil, dont Deloncle se souvient peut-être vaguement pour l’avoir vue dans le bureau de Vaucanson, et une fille qui, seule dans son coin, ne réussit pas trop mal dans l’animation de château, Léone de Croixmarc.
— Léone que Deloncle n’a jamais réussi à faire passer dans son camp et qui aurait fini par céder ces jours-ci. Parce que le Chinois a décidé de faire affaire avec Deloncle et qu’il a un budget illimité.
— Le Chinois, on ne l’a pas vu ce soir.
— Je te dis, Wandrille, que son jansénisme appartient à un tout autre circuit, qui n’a rien à voir avec nos enrhumés du 24 décembre. Ils se sont perdus de vue depuis 1750! Il est peut-être retourné à Shanghai.
— Avec mon plan?
— Ça, on n’en sait rien. Ton voleur de plan, Wandrille, soit c’est un complice de Grangé, ou de Deloncle, soit c’est quelqu’un qui est en danger ou qui est déjà mort, quelque part dans les bassins ou les bosquets. Dans mon hypothèse, mais je suis sûre qu’elle colle à la réalité, ton plan est essentiel pour M. Lu.
— Grangé n’a pas volé ce plan. Il ne nous aurait pas mis sur la piste de la bibliothèque Mazarine. Il n’aurait rien dit quand il l’a vu. Que Deloncle ait fini par convaincre la famille Croixmarc n’explique pas qu’il soit sorti de la chapelle avec Léone à son bras.
— Ça t’ennuie tant que ça, Wandrille? Les Croixmarc ont dû vouloir l’initier aux beautés du culte janséniste. Ils lui ont proposé de venir voir. Ils ont invité le loup. Ta Léone est de taille à lui résister, non?
— Il en veut peut-être au flouze des Croixmarc?
— C’est vrai que ceux-là, m’a dit Zoran, ne tiennent pas le discours syndical des propriétaires de châteaux français! La complainte des toits qui fuient et des douves qui craquent, pas leur genre. C’est eux qui financent le mouvement janséniste, qui détiennent la mythique “cassette à Perrette”.
— Tu crois, Péné, que ça représente encore beaucoup d’argent? Un trésor qui fructifie depuis Louis XIV, qui aurait traversé les révolutions, j’ai peine à y croire.
— Il y avait encore un bon magot au XIX e, si j’ai bien compris, et leur aïeul banquier suisse a dû savoir organiser les choses. Tu sais, Wandrille, même si on se trompe, on ne peut pas garder ces idées-là pour nous. Il faut qu’on en parle avec Léone. Si elle doit être mise en garde au sujet de Deloncle, je vais m’en charger. Je lui téléphonerai demain matin.
— Tu crois?
— Oui, cette garce, j’ai envie de la buter moi-même, vais pas laisser ce plaisir à d’autres!
— Péné, c’est Noël! Elle ne t’a rien fait!
— Gare-toi là, on est juste en face de chez moi…
— Chez nous.
— Tu vas voir, j’ai accroché tes gravures, l’encadreur me les a livrées hier, ça commence à avoir bonne allure, mon intérieur historique.»
Escalier branlant, boiseries grinçantes, cadeaux de Noël en rafale sous un sapin au goût de Pénélope avec des guirlandes et des boules bleues: des boots à l’épreuve des graviers et des bois, deux billets d’avion aller-retour pour Tirana aux dates de la Biennale d’art contemporain, un abonnement d’un an au Giornale dell’Arte , un Agatha Christie en édition originale, des bouteilles de jus de poire Doyenné du Comice portant l’étiquette du potager du Roi. Puis un chocolat chaud, avec des petits gâteaux alsaciens à la cannelle et à l’orange envoyés à Pénélope par son amie Marie-Françoise, conservatrice des archives de Strasbourg, dans une boîte rouge et or.
La pauvre Esther, qui a toujours sa chambre chez Pénélope, les a attendus. Elle leur a apporté des pâtes d’amande de chez Vicomte. Pénélope ne l’a pas oubliée, elle a pour elle un collier fantaisie choisi avec Wandrille au Bon Marché. Tout respire en Esther l’innocence et la paix. Tout le monde s’embrasse.
La lumière et les guirlandes clignotantes sont maintenant éteintes. Wandrille se dit que Léone n’a pas conscience de ce qui la menace. Qu’elle a peut-être cédé au rutilant magnat de la gestion de châteaux, malgré sa Jaguar neuve et ses cravates à poneys. Que son père n’a pas l’air aussi cacochyme et diminué qu’elle le lui avait dit. Un petit vieillard sec au regard d’acier, qui ne doit pas sourire souvent. C’est étrange que Léone et sa mère le mettent comme cela au rancart. Wandrille rouvre les yeux, se dit qu’il ne peut rien, cette nuit, pour elle — à moins de quitter Pénélope. De tout lui avouer, ce qui revient au même. Il n’ose pas sortir du lit, pour aller tout de suite à Sourlaizeaux. Sa voiture est garée en bas, peut-être Pénélope ne se réveillera-t-elle pas s’il sort discrètement. Si vraiment Deloncle tue, il faut… Téléphoner au moins, pour dire à Léone de ne pas sortir. Il est déjà plus de 2 heures du matin. Wandrille se sent lâche. Ses forces l’abandonnent. Il s’endort comme un malheureux qui a trahi deux fois, une fois place des Vosges en entraînant Léone, une fois ce soir en ne parvenant pas à tout plaquer pour voler à son secours, un lâche qui cherche refuge dans ses rêves de lâche.
10.
Matin d’hiver au Grand Palais
Paris, matin du samedi 25 décembre 1999
Les chevaux de bronze s’envolent au-dessus des portes. Sculptures néo-baroques fouettées par le vent, escaliers de marbre, mosaïques d’or et de pierres bleues: il faut du culot dans le pays du Louvre et de Versailles pour construire un bâtiment de pierre et de verre et l’appeler le Grand Palais. Ensuite, il faut oser ne rien faire de cette immense serre vide. Les Galeries nationales proposent leurs immanquables expositions, cette année Daumier, et, de l’autre côté du mur, c’est l’abandon. Les boulons tombent du ciel, les vitres se cassent, le sol bouge, comme un peu partout en bord de Seine. La nef est fermée depuis 1993.
Au centre, le ministre de la Culture bâille à la figure du ministre des Finances. Le petit navire de Bercy est amarré devant les piles du pont Alexandre-III. C’est Georges, tout-puissant ministre, qui a appelé, après le petit déjeuner, ce matin de Noël, pour dire qu’il était libre séance tenante pour venir constater l’ampleur des travaux que l’État doit entreprendre, que le prochain rendez-vous possible était pour lui dans deux mois, et qu’il souhaitait convoquer à cet entretien le principal candidat à la reprise de l’établissement, une fois la carcasse remise aux normes: Deloncle, le PDG de Patrimoine Plus. Ce sera le chantier le plus coûteux du ministère de la Culture dans les années à venir.
Читать дальше