Gary retient une chose : ce Rembrandt, Malraux veut qu’il soit au Louvre. Et si lui, « le métèque », peut aider la France à acquérir un chef-d’œuvre, une toile biblique importante ; s’il peut laver de toute souillure une œuvre que les Boches avaient volée à des Juifs, il fera tout. En plus, il aime Rembrandt, les cuisses de son Esther , les seins de sa Danaé , les joues rouges de sa femme, Saskia, Le Retour de l’enfant prodigue et Le Sacrifice d’Abraham . Il vénère, sans le bien connaître, ce fou qui aimait tant se déguiser, comme lui, porter des uniformes de fantaisie, des caftans turcs et des kriss malais glissés dans de larges ceintures de soie, d’extravagantes pelisses et des bonnets de meunier, des cuirasses et des casques — et se peindre lui-même, lui seul, encore et toujours, dans des couleurs d’or et de nuit. Au Metropolitan, à sa dernière virée à New York, il avait acheté la carte postale d’ Aristote contemplant le buste d’Homère et l’avait posée sur son bureau. Pendant que Malraux parle, il est tellement ému qu’il sent que des larmes lui viennent.
Rembrandt, à Venise, ce sera lui : dans un mois, dans un an, et on le photographiera au Louvre avec Lesley, avec Rembrandt, avec Madeleine et André Malraux. Et Madeleine, cette chère Madeleine Malraux, si intelligente, si fine, premier prix du Conservatoire, jouera pour lui au piano les musiques de Russie qu’il lui demandera, et ce sera la plus belle des récompenses, quand ils viendront les voir sur la lagune. On ouvrira toutes les fenêtres sur le Grand Canal. La musique flottera, Madeleine jouera du Bach, pour Dieu, et du Rameau, pour la France.
« Il représente quoi, ce tableau ?
— Un grand cheval. On n’en a pas de photo. C’est gênant, tu sais, l’histoire de l’art est devenue l’histoire de ce qui est photographiable. À toi de le faire entrer dans l’histoire. Pour le reste, je ne te dis rien, ce sera ta surprise. C’est un sujet qu’aucun artiste n’a représenté. Un sujet pour toi. Tenté ? Alors ? »
Il est probable que ce fut à la suite de manœuvres menées au début du mois suivant auprès de l’ambassadeur de France à Rome par des diplomates jaloux que Romain Gary n’obtint pas, ni cette année-là ni plus tard, le poste de consul général de France à Venise. Et plus personne ne parla de ce tableau de Rembrandt pendant plus de quarante ans.
DEUXIÈME PARTIE
Les chevaux de Venise
« — Nous allons entrer dans Venise dans une minute ! répondit Bond en manière de protestation. Tu ne veux pas voir Venise ?
— Ça ne fera jamais qu’une gare de plus. Je peux voir Venise un autre jour. Maintenant, je voudrais que tu me fasses l’amour. S’il te plaît, James ! »
Ian Fleming,
Bons baisers de Russie , traduction d’André Gilliard, 1957.
1
Retrouvailles à la Douane de mer
Venise,
vendredi 26 mai 2000, un peu avant midi
« Mais tu es devenue blonde, ma pauvre, tu es folle ! Et ce déguisement, ces lunettes de soleil, cette robe archi-moulante, Péné ? Ce rouge à lèvres ! Un sac Gucci, bien imité, bravo d’avoir évité le faux Vuitton, tu tromperais même un douanier italien…
— Tu n’aimes pas ?
— Si, si, tu n’as jamais été aussi sexy, fais attention en revenant à Versailles. Tu es devenue italienne en trois jours ! Je vais avoir l’impression de te tromper. »
Pénélope sent qu’elle ne va pas beaucoup suivre la fin des débats du colloque. Le vent souffle à la pointe de la Douane comme à la proue d’un bateau, elle a noué un carré de soie dans l’idée d’imiter Grace Kelly. Elle se dit qu’elle va aimer Venise.
Elle a séduit l’auditoire — dans ces colloques, qui expédient à longueur d’année aux extrémités de l’Europe une troupe d’universitaires et de conservateurs bafouilleurs avides de séjours gratuits, l’enjeu est toujours de l’emporter sur les autres, plus rarement de s’unir pour faire progresser la connaissance. Il lui reste encore trois ou quatre jours pour profiter de la ville avant de rentrer. Elle se serait d’ailleurs assez bien passée de son chevalier servant. Malgré tout, elle le regarde, avec en toile de fond la coupole de la Salute qui protège Venise contre les pestes.
Elle le trouve beau, elle lui sourit. Il a chaussé des Superga, mis des lunettes de soleil, personne ne le prendrait pour un touriste. Serait-elle en train de céder au vague à l’âme vénitien ? Cela faisait longtemps qu’elle attendait l’occasion de voir ce qu’elle donnerait avec des cheveux blonds, l’effet semble positif.
Wandrille est nerveux, il ne parle que de rester le plus longtemps possible. Il lui a demandé de le retrouver à midi à la Douane de mer. Il a le sens des rendez-vous. Elle est arrivée en retard. Elle l’a trouvé faisant des pompes, comme s’il n’était pas entouré par les touristes. Pourvu que leur histoire ne finisse pas comme les amours de George Sand et d’Alfred de Musset, qui était quand même moins sportif. Il a déjà laissé pousser une barbe de trois jours, qui tend dangereusement vers la mode des années romantiques, il l’embrasse pour lui montrer que ça pique, et attaque : « Je dois suivre cette affaire jusqu’au bout. Je prends soin de mes pectoraux et de mes abdos pour te protéger. Tu sais, les assassins sont là…
— Tu inventes, ça sent le canular cette histoire. Ces écrivains qu’on menace, Dieu sait pourquoi, tu y crois ? Quel est l’enjeu ? C’est une blague…
— On en a tué un…
— C’est peu pour un serial killer . Il était en pyjama, il est tombé d’une fenêtre, il avait peut-être trop bu…
— Les écrivains sont entraînés, avant d’en saouler un… Selon les journaux, c’est un meurtre. On l’aurait frappé à plusieurs endroits. Il a été défenestré.
— La perte pour la littérature est limitée.
— Tu as déjà lu du Novéant ? Les Bijoux du lion ? La Vie comme à la Salute ? Cantate profane ?
— Ben…
— Alors ne parle pas sans savoir. Je te prédis un second cadavre dans les vingt-quatre heures. Ici, à Rome, ou à Paris. Et il faut retrouver un Rembrandt, voilà l’enjeu, je ne sais pas ce qu’il vous faut, mademoiselle la conservatrice. Jacquelin de Craonne ne m’a pas encore tout avoué, mais je peux te dire qu’il s’agit bien d’un Rembrandt, un vrai, dont le cercle des écrivains français de Venise a la garde. Il a été formel.
— Mais es-tu certain de ce qu’il t’a dit ? Tu sais, les romanciers… De mon côté, les informations concordent : un vieux Vénitien qui a été ami de Paul Morand, le professeur Crespi, tu vas l’aimer quand je te le ferai rencontrer, m’a parlé d’un objet caché. Un Rembrandt ? Tu crois ? Mais lequel ?
— C’est toi, l’historienne de l’art. Je ne sais pas combien il peut y avoir de Rembrandt dans la nature aujourd’hui.
— Tu crois qu’on va sacrifier un nouveau chat innocent ?
— Mais un par semaine, ma pauvre, ça va te faire un choc, ça va être le calendrier des petits chats ! Il a fallu que tu tombes sur une de ces innocentes victimes, pendant que moi j’en trouvais une autre, et à chaque fois entre les pieds de ce grand cheval, le Colleone . Tu crois que ce n’est pas un peu gros comme coïncidence ? Je pense qu’on me surveillait. Et que tu es en danger. Et moi aussi. Je suis venu exprès pour veiller sur toi.
— Tu crois vraiment ? Je n’ai vu aucun rôdeur, aucun assassin, je suis entourée d’historiens de l’art toute la journée, plus une poignée de conservateurs en formation à l’École du patrimoine, je croise ici quelques chats, tous en pleine forme. Tu sais, c’est tranquille…
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