* * *
Je fis halte à Denver le temps de visiter une maison de fournitures pour dentistes. Depuis que Denver était devenue la capitale des U.S.A., je n’y avais pas remis les pieds. Après la guerre de Six Semaines, Miles et moi étions partis directement pour la Californie. La ville me stupéfia. Je fus même incapable de retrouver la Colfax Avenue. Je m’étais laissé dire que les principaux organismes gouvernementaux avaient été mis à l’abri dans les Rocheuses. Si tel était vraiment le cas, il devait rester pas mal de sous-services en circulation. La ville semblait encore plus encombrée que Los Angeles.
Dans une maison de fournitures pour dentistes, j’achetai dix kilos d’or, isotope 197, sous forme de fil de calibre 14. Cela me coûta 86 dollars 10 le kilo, ce qui était notoirement trop cher, puisque l’or de qualité industrielle se vendait environ 70 dollars le kilo. Cette transaction porta un coup à mon unique billet de 1 000 dollars. Pour mes projets, j’avais besoin d’or fin. Je ne voulais pas d’un or qui me sauterait à la figure au moindre prétexte. Une expérience à Sandia m’avait inculqué une inébranlable circonspection à l’égard des empoisonnements par radiation.
J’embobinai le fil d’or autour de ma taille et partis pour Boulder. Dix kilos représentent à peu près le poids d’un sac de week-end bien rempli, mais de cette manière, je n’avais pas à m’en séparer.
Le Pr Twitchell habitait toujours là, bien qu’ayant pris sa retraite. Il faisait figure de célébrité locale et passait la majeure partie de ses heures de veille au bar du Club de la Faculté. Je mis quatre jours avant de le coincer dans un autre bar, le Club de la Faculté étant interdit aux étrangers. Il apparut qu’il n’était pas impossible de lui offrir un verre. C’était une figure tragique, à la manière dont on l’entend dans la littérature grecque classique : un grand homme… un très grand homme réduit à néant… Il aurait dû se trouver au pinacle près d’Einstein et de Newton. En fait, seul un petit nombre de spécialistes connaissaient l’importance de ses travaux. Les déceptions avaient aigri sa vive intelligence, l’âge l’avait ternie, l’alcool l’avait imbibée. J’avais l’impression de visiter les ruines de ce qui avait été un temple magnifique, le tout envahi par les mauvaises herbes.
Néanmoins, il était plus brillant que je ne le fus jamais. Je suis tout de même assez intelligent pour reconnaître à l’occasion le génie et l’apprécier si je le rencontre.
La première fois que je le vis, il leva sur moi un regard direct et lança :
— Encore vous !
— Monsieur ?…
— Vous êtes un de mes anciens élèves, n’est-ce pas ?
— Non, professeur, je n’ai pas eu cet honneur.
(Habituellement, quand on croit me connaître, j’élude le sujet, cette fois-ci, je décidai de m’en servir :) Peut-être me confondez-vous avec mon cousin, professeur… promotion 86 ? Il fut votre élève.
— C’est bien possible. Dans quelle branche était-il agrégé ?
— Il fut obligé d’interrompre ses études avant d’avoir obtenu aucun diplôme, professeur. Mais il vous admirait beaucoup. Il se vantait toujours d’avoir été votre élève.
On ne se fait pas un ennemi en disant à une mère que son enfant est beau. Le Pr Twitchell me permit de m’asseoir à sa table et, bientôt, accepta de boire en ma compagnie. La plus grande faiblesse de cette ruine glorieuse était sa vanité professionnelle. J’avais consacré une bonne partie des quatre jours précédant la rencontre à la bibliothèque de l’université, à me remettre en tête tout ce qu’il y avait à savoir à son sujet. Je connaissais donc les thèses qu’il avait écrites, où il les avait présentées, ses titres universitaires, ses distinctions honorifiques, ses publications n’avaient plus de secret pour moi. J’avais même essayé de lire l’une de celles-ci, mais je m’étais trouvé dépassé dès la page 9, non sans en avoir cependant assimilé quelques données.
Je lui confiai que j’étais moi-même très intéressé par les travaux scientifiques ; qu’en ce moment je me trouvais à la recherche de documentation pour un ouvrage que j’intitulerais : Les Génies Méconnus.
— Donnez-moi quelques aperçus de votre travail, dit-il.
Timidement, j’admis avoir rêvé de commencer l’ouvrage par une vue d’ensemble de sa vie et de ses travaux, cela à condition qu’il acceptât de sortir de la tour d’ivoire où il s’était enfermé pour échapper à la publicité. Il semblait évident que je ne pourrais procéder autrement que de faire référence à lui.
Il crut que c’était un piège et refusa d’en entendre parler. Pourtant, quand je lui eus soutenu qu’il avait un devoir sacré vis-à-vis de la postérité, il me promit de réfléchir. Le lendemain il s’était persuadé que je voulais écrire sa biographie, non sous forme d’un simple chapitre mais en un livre entier ; à partir de là, il parla, parla et parla encore. Je prenais des notes, je prenais vraiment des notes. Je n’osais pas tricher ; il lui arrivait de me demander de relire ce que j’avais noté.
Jamais il ne parla de voyage dans le temps.
En fin de compte, je me lançai :
— Dites-moi, professeur, n’est-il pas exact que sans un certain colonel qui fut cantonné par ici, vous auriez obtenu le prix Nobel ?
Il blasphéma sans reprendre souffle pendant trois minutes, avec un lyrisme assez extraordinaire.
— Qui vous a parlé de lui ? demanda-t-il en guise de conclusion.
— C’est pendant que je faisais des recherches pour le ministère de la Défense. Je vous en ai déjà parlé, n’est-ce pas, professeur ?
— Non.
— Eh bien, à cette époque-là, j’ai entendu raconter l’histoire par un jeune attaché d’une autre section. Il avait lu les rapports et disait qu’il était parfaitement évident que vous seriez le plus célèbre physicien du monde si l’on vous avait permis de publier votre travail.
— Hem-hem ! Cela est exact.
— On prétendait que le texte avait été mis au secret sur l’ordre du colonel… Plushbottom.
— Thrushbotham. Thrushbotham, monsieur. L’incompétence faite homme. Un gros imbécile prétentieux et obséquieux, incapable de retrouver son chapeau, fût-il sur son crâne.
— Un grand dommage pour vous, professeur.
— Quel dommage ? Que Thrushbotham ait été un imbécile ? La faute en est à la nature, pas à moi.
— Dommage que le monde soit privé de cette histoire. Je crois savoir que vous n’avez pas le droit d’en parler.
— Qui vous a raconté ça ? Je dis ce qu’il me plaît de dire.
— C’est ce qu’il m’avait semblé comprendre, professeur, en écoutant mon ami du ministère de la Défense.
— Hrrmmph !
Ce fut tout ce que j’obtins de lui ce soir-là. Il lui fallut une semaine pour se décider à me faire visiter son laboratoire.
A présent, une grande partie de l’immeuble était utilisée par d’autres savants. Bien qu’il ne s’en servît plus guère, Twitchell n’avait jamais renoncé à son laboratoire « temporel ». Se référant à la mise au secret pour empêcher qu’on y touchât, il s’obstinait à refuser l’autorisation de sortie de ses appareils. Lorsque j’y pénétrai, le laboratoire dégageait une odeur de cellier fermé depuis de nombreuses années. Le professeur avait bu juste ce qu’il fallait pour rester aux limites de la lucidité et garder la station verticale. Sa capacité d’absorption d’alcool était assez remarquable. Il me fit une conférence sur la théorie mathématique du temps et des déplacements dans le temps (il n’employait pas le mot « voyage »), tout en m’interdisant de prendre des notes. Si je l’avais fait, cela n’aurait de toute manière servi à rien, car il commençait ses discours par : « Il est donc évident…» pour enchaîner sur des faits qui pouvaient lui sembler tels, à lui ou à Dieu, mais certainement pas à moi.
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