Bientôt, Chuck Freudenberg passa une tête curieuse dans la pièce.
— Tiens ! Je croyais que tu étais parti depuis longtemps ! Réveille-toi… tu dormiras mieux chez toi !
— Écoute, Chuck, j’ai une idée formidable : achetons un tonneau de bière et deux pailles…
— Voyons, nous sommes vendredi… j’aime bien avoir ma tête à moi le lundi, cela me permet de savoir quel jour on est…
— Nous sommes d’accord. Attends une minute, le temps de fourrer quelques affaires dans cette serviette.
Nous bûmes de la bière. Puis nous mangeâmes. Ensuite, nous bûmes encore de la bière dans un bar ou il y avait de la bonne musique. De là, nous allâmes à un endroit sans musique, où les différents boxes étaient insonorisés de manière à empêcher les voisins d’entendre votre conversation, et où on ne vous dérangeait pas à condition de renouveler vos consommations d’heure en heure. Nous parlâmes. Je lui fis voir les brevets.
Chuck examina le prototype du Robot U 1.
— Voilà du beau boulot, Dan. Je suis fier de toi, mon vieux. Pourrais-je avoir un autographe ?
— Et regarde ça, dis-je en lui passant les plans de la machine à dessiner. C’est encore mieux que l’autre, par certains côtés.
— Dis donc, Dan, est-ce que tu te rends compte que tu as probablement eu plus d’influence sur l’état actuel de notre métier que… mettons Einstein en son temps. C’est vrai. Dan…
— Oh ! Assez ! N’en jette plus ! (Je fis un geste vers les documents :) C’est très curieux. Voici : je suis responsable de l’un de ces projets. Quant au deuxième, je n’en suis pas l’auteur. A moins d’avoir complètement embrouillé tous mes souvenirs d’avant mon Sommeil, je ne puis en être l’auteur. Ou alors, je fais de l’amnésie…
— Il y a vingt minutes que tu répètes la même chose. Moi, je ne te trouve pas plus dingue que n’importe quel inventeur.
J’abattis mon poing sur la table.
— Il me faut une certitude !
— Doucement, vieux ! Que comptes-tu faire ?
— Quoi ? (Je réfléchis un moment :) Je vais aller consulter un psychiatre pour qu’il élucide le problème.
Il soupira.
— Voilà la réponse que je craignais. Écoute, Dan. Si tu vas voir un de ces fouilleurs de cerveau et qu’il déclare que tout est en ordre, que ta mémoire fonctionne parfaitement… Alors ?
— C’est impossible.
— Ça, c’est ce qu’on disait à Christophe Colomb. L’explication la plus simple ne t’est donc pas venue à l’esprit ?
— Laquelle ?
Sans me donner la peine de me répondre, il fit signe au garçon et lui demanda d’apporter l’annuaire téléphonique.
— Que se passe-t-il ? Tu veux me faire enfermer ?
— Pas encore ! (Il feuilleta l’épais annuaire, s’arrêta et me montra une page :) Regarde, Dan.
Son doigt était posé sur Davis. Il y avait des colonnes entières de Davis. Sous ce doigt, s’étalait une douzaine de D.B. Davis – cela allait de Dabney à Duncan. Il y avait trois Daniel B. Davis ; j’étais un de ces trois…
— Voilà, sur moins de sept millions d’habitants. Veux-tu savoir ce que ça donne sur 250 millions ?
— Ça ne prouve rien…
— D’accord. Ce serait une coïncidence extraordinaire qu’il y ait deux ingénieurs travaillant dans un même domaine, doués de talents similaires et signant du même nom à une même époque. D’après la loi des probabilités, nous verrions à quel point une telle coïncidence est peu admissible. Pourtant, on a tendance à oublier, même ceux qui, comme toi, devraient le savoir, que les coïncidences existent en dépit des lois. Et je préfère penser qu’il s’agit ici d’une de ces exceptions plutôt que de croire que mon copain a perdu la tête.
— D’après toi, que devrais-je faire ?
— Primo : ne pas gaspiller ton temps et ton argent chez les psychiatres avant d’avoir essayé ce qui va suivre. Secundo : déterminer les prénoms exacts du D.B. Davis qui a pris ces brevets. Cela ne doit pas être bien difficile. Probablement ce prénom sera-t-il : Dexter. Ou Dorothy. Et même si c’était Daniel, ce ne serait pas une preuve… Le deuxième prénom peut être Berzowski, et son numéro de Sécurité sociale différent du tien. Enfin, troisième chose à faire (en réalité ce devrait être la première), oublier tout ça et commander une autre tournée.
Ce que nous fîmes, en parlant de choses et d’autres, particulièrement de femmes. Chuck avait une théorie selon laquelle les femmes s’apparentent à la machine, étant les unes et les autres logiquement imprévisibles. Il entreprit de dessiner des plans sur la table pour prouver ses dires.
— Si le voyage dans le temps existait vraiment, je sais ce que je ferais, dis-je tout à coup.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est à propos de mon problème. Écoute, Chuck. Je suis arrivé jusqu’ici, jusqu’à aujourd’hui, par un « voyage dans le temps » plutôt… cahoteux. L’ennui est de ne pouvoir faire marche arrière. Tous les événements qui me tracassent se sont produits il y a trente ans. Si je pouvais retourner à cette époque, je dénicherais la vérité… Si le voyage dans le temps existait vraiment.
— Mais il existe ! s’écria-t-il.
— Quoi ?
Il se calma subitement.
— Je n’aurais pas dû dire ça…
— C’est possible, mais c’est dit. Et tu ferais bien de t’expliquer clairement, avant que je te vide cette chope sur la tête.
— N’y pense plus, Dan. J’ai fait une gaffe.
— Parle !
— Je ne peux pas.
Il lança un coup d’œil circulaire. Personne dans les environs.
— Le brevet est tenu secret.
— Tenu secret ? Bon Dieu, comment ça ?
— Voyons, mon vieux, n’as-tu jamais travaillé pour le Gouvernement ? Ils mettraient au secret l’amour s’ils le pouvaient. Comme ça, sans raison, simplement parce que c’est leur politique. C’est tenu secret et de ce fait, je suis tenu de me taire. N’insiste pas.
— Allons, cesse de me faire marcher, Chuck. C’est important, très important pour moi.
Il demeura silencieux, l’air buté.
A la fin je lâchai :
— Je parie que ça n’existe pas. Tu me fais marcher, un point c’est tout.
— Danny, dit-il après m’avoir dévisagé avec quelque solennité.
— Ouais ?
— Je vais te le dire. Je vais te l’expliquer parce que cela ne peut nuire à personne. Et je veux que tu comprennes que cela ne peut t’être d’aucune utilité dans le cas présent. Le voyage dans le temps existe, mais n’est pas actuellement praticable.
— Pourquoi pas ?
— Laisse-moi le temps de m’expliquer, tu permets ? On n’a jamais mis le projet au net, et il est probable qu’on ne le fera plus. Cela n’a aucune valeur pratique, même en laboratoire. Ce n’est qu’un sous-produit de la Gravité Zéro… Si cela représentait des possibilités pour le commerce, ils le lâcheraient peut-être. Mais il faut que je prenne le temps de te raconter.
J’avais envie de le bousculer… mais je me contins.
Chuck me raconta que, pendant sa dernière année à l’université du Colorado, il avait gagné un peu d’argent comme assistant de laboratoire. Il avait été placé auprès du Pr Twitchell, ce savant qui devait manquer de peu le prix Nobel de physique et devenir par la suite si désagréable.
— Twitchell eut l’idée qu’une tentative de polarisation avec changement d’axe renverserait la loi de la pesanteur au lieu de la déplacer. Devant le résultat de son travail, il devint comme fou. Il ne me montra pas grand-chose, bien sûr. Il mit deux dollars d’argent derrière la grille d’essai (on se servait encore de dollars d’argent en ce temps-là) après me les avoir fait marquer. Il appuya sur le bouton du solénoïde, et ils disparurent.
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