J’avais donc écrit une première fois au Bureau des Brevets. Pour toute réponse je reçus un formulaire imprimé m’informant que les brevets venus à expiration étaient détenus par les Archives nationales. J’écrivis donc aux Archives et reçus un deuxième formulaire imprimé m’indiquant une série de tarifs. J’expédiai alors un chèque postal pour obtenir tous renseignements sur les deux brevets, descriptions, droits et plans.
C’est à cette demande que la grosse enveloppe semblait devoir apporter la réponse.
Le premier document concernait le Robot U 1. Je me mis à examiner les plans, ignorant pour l’instant les descriptions et les droits.
Il me fallut convenir que cela ne ressemblait pas trop à mon Robot-à-tout-faire. C’était mieux que ce dernier, avec davantage de possibilités et une mécanique plus simplifiée. La notion de base était la même. Elle devait l’être, puisque toute machine contrôlée par des tubes mnémoniques Thorsen était obligatoirement fondée sur les principes que j’avais utilisés.
Je pouvais presque m’imaginer développant ce nouveau modèle, sorte de version améliorée de mon prototype. A une certaine époque, j’avais eu quelque chose de ce genre en tête : un Robot Universel, qui ne serait pas limité à ses obligations domestiques.
J’en vins alors au nom de l’inventeur, sur les feuilles de droits et de descriptions.
Ce nom, je le reconnus sans peine : D.B. Davis ! Le mien…
Je le contemplai, les yeux écarquillés, en sifflotant lentement.
Belle avait donc encore menti ? Y avait-il la moindre parcelle de vérité dans ce qu’elle m’avait raconté ? Bien sûr, Belle était une mythomane, mais j’avais lu quelque part que les mythomanes suivent généralement un certain plan, partant de la vérité et l’embellissant, plutôt que de se lancer dans l’invention pure.
Mon prototype n’avait donc pas été « volé » ; il avait été remis à un autre ingénieur qui y avait apporté des améliorations, ensuite de quoi le brevet avait été demandé en mon nom.
Pourtant, la combinaison Mannix n’avait pas abouti. Ce fait-là n’était pas douteux, puisque les archives de la compagnie en faisaient foi. Belle avait prétendu que la combinaison avait raté du fait qu’ils n’avaient pu produire le prototype du Robot-à-tout-faire.
Miles s’était-il approprié le robot pour son compte exclusif, faisant croire à Belle que l’appareil avait été volé ?
Dans ce cas… Je cessai de faire des suppositions. C’était sans espoir, comme la recherche de Ricky. Il faudrait peut-être que je m’introduise chez Aladin afin d’apprendre qui avait cédé à cette firme le brevet original et qui en avait bénéficié. Selon toute probabilité, le jeu n’en valait pas la chandelle. Le brevet était venu à expiration. Miles était mort et Belle, si elle avait jamais profité de la transaction, en avait depuis longtemps perdu tout le profit.
Je me contenterais de la seule preuve qui m’intéressait vraiment : que c’était bien moi l’inventeur original. Ma fierté professionnelle était apaisée, et qui donc se préoccupe d’argent quand il a trois repas par jour garantis ? Pas moi.
Je me penchai alors sur les plans originels de la machine à dessiner.
Ces plans étaient un délice. Je ne les aurais pas mieux faits moi-même. Ce gars avait vraiment pigé le truc. J’admirais avec quelle économie les jonctions avaient été installées, et l’ingéniosité déployée dans l’utilisation des circuits, réduisant les parties mouvantes au minimum. Il en est des parties mouvantes comme de l’appendice : à supprimer dès que possible.
L’« inventeur » avait employé une machine à écrire IBM électrique comme châssis de base, faisant mention, sur le plan, des brevets utilisés. Voilà qui s’appelait du beau travail : ne jamais réinventer ce qui peut s’acheter sans difficulté.
Il me fallait connaître le nom de ce garçon intelligent.
Je feuilletai les papiers et j’eus un choc.
Le nom était, cette fois encore, D.B. Davis !…
Je restai pantois. J’avais là, sous les yeux, un document établissant que le brevet d’un appareil (où je reconnaissais bien ma marque de fabrique) avait été pris, en 1970, par moi-même.
Or, je savais que cet appareil-là n’avait jamais existé que dans mon cerveau ! Les choses prenaient une tournure proprement ahurissante…
Après un assez long laps de temps, j’appelai le Dr Albrecht, le médecin qui m’avait rééduqué lors de ma sortie du Long Sommeil. Quand il se trouva à l’autre bout du fil, je lui dis qui j’étais, car mon appareil n’avait, pas d’écran de vision.
— J’ai reconnu votre voix, dit-il. Salut, mon garçon. Comment va le travail ?
— Plutôt bien. Ils ne m’ont pas encore proposé une part dans l’affaire.
— Laissez-leur le temps. Et par ailleurs ? Heureux ? Vous vous réadaptez ?
— Très bien. Si j’avais su combien ces jours-ci seraient merveilleux, j’aurais commencé plus tôt ma cure de Long Sommeil ! Pour rien au monde je ne retournerais en 1970 !
— Oh ! n’exagérons rien ! Je me souviens très bien de cette année-là. J’étais un gamin dans une ferme du Nebraska, je péchais, je chassais, je m’amusais bien. Plus qu’aujourd’hui.
— Chacun ses goûts. Je préfère aujourd’hui. Dites, docteur, je ne vous ai pas appelé pour philosopher ; il m’arrive quelque chose de troublant.
— De quoi s’agit-il ?
— Est-il possible, docteur, que le sommeil hypothermique provoque de l’amnésie ?
Il hésita avant de répondre.
— Ce n’est pas impossible, bien que pour ma part, je n’aie jamais eu connaissance de cas de ce genre ; j’entends, sans autre cause que le Sommeil lui-même.
— Qu’est-ce qui peut susciter l’amnésie ?
— Toute une série de choses. La plus courante étant peut-être le désir inconscient qu’en a le malade. Il oublie une suite d’événements, ou en modifie les données, parce que la vérité à leur sujet lui est insupportable. C’est ce qu’on appelle l’amnésie proprement dite. Ensuite, il y a les amnésies provoquées par choc sur le crâne, les amnésies par suggestion, sous l’action de drogues ou d’hypnotisme. Qu’avez-vous, mon garçon ? Vous ne retrouvez plus votre carnet de chèques ?
— Aucun rapport. Pour autant que je puisse en juger, je me sens parfaitement, normal. Mais il y a des choses d’avant ma cure dont, je ne parviens pas à retrouver le souvenir… et ça m’ennuie.
— Je vois. Y a-t-il une possibilité du genre de celles que je vous ai énumérées ?
— Oui… heu… toutes, si l’on excepte le coup sur le crâne, et même ça a pu arriver pendant que j’étais ivre.
— J’oubliais de parler de l’amnésie temporaire la plus courante : sous l’influence de l’alcool. Voyons, pourquoi ne pas venir me voir ? Nous en discuterions ensemble. Si je ne parviens pas à vous aider (après tout je ne suis pas psychiatre), je peux vous aiguiller sur un hypno-analyste qui vous épluchera, la mémoire comme un oignon et vous dira pourquoi vous avez été en retard à l’école le 4 février, quand vous étiez à la Maternelle. Comme il est assez cher, vous feriez bien de venir essayer avec moi d’abord.
— Écoutez, docteur, je vous ai déjà suffisamment ennuyé… et vous êtes assez chatouilleux quand il s’agit d’accepter un peu d’argent.
— Je m’intéresse toujours à mes patients, mon garçon. C’est toute la famille que j’ai.
Je remis la visite en lui promettant de l’appeler au début de la semaine suivante si je ne me sentais pas mieux. Je voulais d’abord réfléchir. La plupart des lumières de la maison s’éteignirent sauf dans mon bureau. Un robot-femme de ménage entra, se rendit compte qu’il y avait quelqu’un et ressortit aussitôt en silence. Je demeurai cloué à mon bureau.
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