Je ne relevai pas le « mettre à l’abri ». J’allais dire que Miles n’avait pu fourrer plusieurs kilos de papiers à l’intérieur du Robot, qui était déjà farci comme une oie, quand je me souvins que j’avais construit une tablette amovible en bas du fauteuil pour y déposer les outils dont je me servais. Il avait pu en hâte y entasser les papiers.
C’était du passé. Tout cela remontait à trente ans.
Je voulais cependant savoir comment la Robot Maison leur avait échappé.
— Quand l’affaire avec la Mannix est tombée à l’eau, qu’avez-vous fait de la Compagnie ?
— Nous avons continué à la faire marcher. Puis, Jake nous a quittés et Miles a prétendu que nous devions nous retirer. Miles était un faiblard… Je n’ai jamais aimé Jake Schmidt. Trop tatillon. Toujours à poser des questions : « Pourquoi Danny est-il parti ? » Comme si nous aurions pu t’empêcher de partir ! Je voulais que nous engagions un bon contremaître et que nous continuions. L’affaire en valait la peine. Mais Miles insista.
— Ensuite ? Qu’est-il arrivé ?
— A ce moment-là, nous avons vendu à Geary Manufacturing. Tu dois être au courant, c’est là que tu travailles.
En effet, j’étais ou courant. La firme avait repris l’appellation Robot Maison, sous laquelle elle existait désormais.
Il me semblait avoir tiré le maximum de cette ruine déjetée. Restait encore un point à élucider.
— Vous avez tous deux cédé vos actions à Geary, quand vous avez vendu l’affaire ?
— Hein ? Qu’est-ce qui te fait croire ça ? (Son expression changea et elle se mit à pleurnicher, cherchant vaguement un mouchoir, puis y renonçant et laissant couler ses larmes :) Il m’a trompée, il m’a trompée ! Le salaud m’a trompée… Il m’a tout volé… Vous m’avez tous volée… Et toi plus que tous les autres, Danny… Après toutes les gentillesses que j’avais eues pour toi…
Je me dis que l’Euphorion ne valait pas grand-chose.
— Comment t’a-t-il trompée, Belle ?
— Comment ? Mais tu le sais ! Il a tout laissé à cette sale gamine. Après toutes ses promesses. Après que je l’eus si bien soigné quand il s’était blessé… Et elle n’était même pas sa fille !
C’était la première bonne nouvelle de la soirée. Apparemment, Ricky avait eu un coup de veine, même si, auparavant, ils lui avaient enlevé mon avoir. Je me retrouvais au point de départ.
— Dis-moi, Belle, comment s’appelait la grand-mère de Ricky ? Où habitait-elle ?
— Où habitait qui ?
— La grand-mère de Ricky ?
— Qui est Ricky ?
— La belle-fille de Miles. Essaye de te rappeler, Belle. C’est très important.
Elle sortit de ses gonds, leva un doigt menaçant et hurla :
— Oui, je te connais ! Tu étais amoureux d’elle ! Cette sale petite môme et cet horrible chat !
Une bouffée de colère m’envahit à l’idée de Pete, mais je tâchai de la surmonter, pris Belle par les épaules et la secouai.
— Belle, je veux savoir encore une chose : Où habitaient-elles ? A quelle adresse Miles envoyait-il ses lettres quand il leur écrivait ?
Elle me lança un coup de pied.
— Je ne veux plus te parler. Tu es odieux depuis ton arrivée. (Puis elle sembla s’apaiser subitement :) Je ne sais pas. Sa grand-mère s’appelait Heneker ou quelque chose d’approchant. Je ne l’ai vue qu’une seule fois, au tribunal, quand elles sont venues à propos du testament.
— Quand cela se passait-il ?
— Tout de suite après la mort de Miles.
— Quand Miles est-il mort, Belle ?
Elle dérailla de nouveau.
— Tu veux trop en savoir. Tu es aussi assommant que les enquêteurs : des questions, des questions et encore des questions ! (Elle leva les yeux et implora :) Oublions tout et soyons nous-mêmes ! Il n’y a que toi et moi maintenant, chéri, et nous avons l’avenir devant nous. Une femme n’est pas vieille à trente-neuf ans… Schultzie disait que j’étais la plus jeune femme qu’il ait jamais vue, et je te garantis que ce vieux bouc en avait vu des tas ! Nous pourrions être si heureux, chéri. Nous…
J’en avais entendu plus qu’assez.
— Il faut que je m’en aille. Belle.
— Comment, chéri ? Il est encore si tôt ! Nous avons toute la nuit devant nous. Je pensais…
— Je me fiche de ce que tu penses. Je dois m’en aller tout de suite.
— Oh ! mon Dieu ! quel dommage ! Quand est-ce que je te reverrai ? Demain ? Je suis terriblement prise mais je vais décommander tous mes rendez-vous et…
— Je ne te reverrai plus, Belle.
Et je partis.
En effet, je ne la revis plus jamais.
* * *
Sitôt arrivé chez moi, je pris un bain chaud, me brossai de la tête aux pieds. Puis je m’installai confortablement et tâchai de faire le point sur ce que je venais d’apprendre. Belle semblait croire que le nom de la grand-mère de Ricky commençait par un H – si les divagations de Belle avaient un sens quelconque, ce dont je doutais – et qu’elles avaient habité toutes les deux une des villes proches du désert d’Arizona, ou bien en Californie. Peut-être des enquêteurs professionnels pourraient-ils en tirer quelque chose ? Peut-être pas. De toute façon, ce serait long et coûteux. Il me faudrait attendre encore avant d’en avoir les moyens.
Y avait-il quelque autre renseignement utilisable ?
Miles était mort (avait dit Belle) vers 1972. S’il était mort dans ce pays, je devais pouvoir trouver la date de son décès en quelques heures, ensuite me procurer son testament… si toutefois il y en avait eu un comme le prétendait Belle. De toute façon, je retrouverais l’adresse de Ricky à l’époque. Les tribunaux conservaient-ils les archives ? Je n’en savais rien. Avais-je gagné à intervertir notre écart d’âge, et valait-il la peine de retrouver la ville qu’elle habitait à cette époque-là ?
Je recherchais une femme âgée de quarante et un ans, très certainement, mariée et mère de famille. La vue de cette ruine difforme qui avait été jadis Belle Darkin m’avait secoué. Je commençais à entrevoir ce que trente ans peuvent signifier.
Non, je ne pensais pas que Ricky devenue adulte pût être autrement que gracieuse et agréable… mais se souviendrait-elle de moi ? Oh ! je ne pensais pas qu’elle m’aurait complètement oublié… Pourtant, il y avait fort à parier que je ne sois plus dans son souvenir qu’une silhouette sans visage qu’elle avait autrefois appelée « oncle Danny » – cet oncle Danny qui avait ce si gentil chat…
Est-ce que je ne vivais pas, autant que Belle, dans un monde imaginaire qui m’était propre ?
Bah ! Cela ne pouvait pas faire de mal d’essayer encore.
Nous échangerions des vœux à chaque Nouvel An. Son mari ne pourrait s’en formaliser…
Le lendemain, vendredi 4 mai, je n’allai pas à mon bureau, mais me rendis à celui des Renseignements concernant la province. On y était en plein déménagement, et on me pria de revenir le mois suivant. Je partis donc au bureau du Times, où j’attrapai un torticolis à force de me pencher sur les archives. Je découvris que si Miles était mort de douze à seize mois après la date de ma mise en glacière, cela n’avait pas eu lieu, en tout cas, dans la province de Los Angeles… si toutefois la rubrique nécrologique du Times était correctement tenue.
Bien entendu, aucune loi ne l’obligeait à mourir dans la province de Los Angeles. On peut mourir n’importe où. On n’est jamais parvenu à réglementer cela.
Peut-être y avait-il des archives à Sacramento ? Je décidai qu’il faudrait vérifier cela un jour. Je remerciai l’employé du Times, allai déjeuner et repris le chemin de la Robot Maison.
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