Après être tombé sur un bec en dix endroits différents, je m’étais rendu en dehors de la ville à une adresse donnée par voie d’annonce, pour y arriver dix minutes trop tard. J’aurais dû me caser aussitôt, tant bien que mal, dans un quelconque hôtel borgne, au lieu de quoi je fis le malin et retournai en ville avec l’intention de dénicher une chambre, de me lever à l’aube et d’être le premier lecteur des annonces à la sortie des journaux du matin.
Comment aurais-je pu savoir ? Je m’inscrivis dans quatre pensions (il y avait des listes d’attente partout), et aboutis dans un parc public. Je restai là à marcher pour me tenir chaud jusqu’à ce qu’il fût près de minuit ; je dus alors abandonner le parc – les hivers de Los Angeles ne sont tropicaux que pour ceux qui ont un toit sur la tête. J’échouai à la station Wilshire Ways… et vers 2 heures du matin on m’y ramassa en compagnie des autres clochards venus s’y réfugier.
Les prisons avaient été améliorées. Celle où j’atterris était bien chauffée et j’ai l’impression qu’on devait exiger des cafards qu’ils s’essuient les pieds avant d’entrer.
Je fus accusé de vagabondage. Le juge était un homme jeune qui ne leva même pas les yeux de son journal, se contentant de demander :
— Tous des casiers vierges ?
— Oui, monsieur le juge.
— Trente jours ou dans un bureau de placement. Au suivant.
On commençait à nous faire sortir, mais je ne bougeai pas.
— Une minute, s’il vous plaît, monsieur le juge.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Êtes-vous coupable ou non-coupable ?
— C’est-à-dire que je n’en sais rien, car je ne sais pas ce que j’ai fait. Vous comprenez…
— Voulez-vous un avocat ? Si oui, l’on vous remettra en prison jusqu’à ce que nous puissions nous occuper de votre cas. On me dit qu’il faut compter un retard de six jours en ce moment… mais c’est votre droit.
— Heu… je ne sais pas. Peut-être vaut-il mieux que je prenne l’engagement en question, bien que je ne sache pas exactement ce que cela signifie. Ce que je voudrais, c’est demander un conseil, si la cour y consent.
Le juge se tourna vers le garde :
— Faites sortir les autres. (Et revenant à moi :) Expliquez-vous. Mais je vous préviens que vous regretterez ce conseil. Il y a assez longtemps que je suis à ce poste pour avoir entendu toutes les fausses déclarations possibles, et elles provoquent chez moi un réel dégoût.
— Bien, monsieur le juge. Mon histoire n’est pas fausse, elle peut facilement être vérifiée. Hier, je suis sorti d’une cure de Long Sommeil, et…
Il prit l’air dégoûté.
— Encore un ! Je me suis souvent demandé ce qui permettait à nos grands-parents de se décharger sur nous de leurs mauvais sujets. La dernière chose au monde dont cette ville ait besoin est un supplément de citoyens, a fortiori ceux qui se sont trouvés incapables de se débrouiller en leur temps. Je regrette de ne pouvoir vous réexpédier à l’année d’où vous venez, avec un message pour prévenir les gens que l’avenir dont ils rêvent n’est pas un chemin de roses. (Il poussa un profond soupir :) Mais cela ne servirait de rien. Bon. Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous laisse une deuxième chance ? Pour vous voir revenir d’ici à une huitaine ?
— Je ne pense pas qu’il y ait une chance de cet ordre, monsieur le juge. J’ai suffisamment d’argent pour attendre de trouver du travail, et…
— Comment ? Vous avez de l’argent ? Dans ce cas comment se fait-il que vous ayez été pris en train de baraquer ?
— Monsieur le juge, permettez… Je ne sais même pas ce que ce mot signifie…
Il me laissa le temps de m’expliquer. Quand j’en arrivai à mes démêlés avec la Masters, ses manières changèrent.
— Les salauds ! Ma mère s’est fait posséder par eux après leur avoir versé des primes pendant vingt ans. Pourquoi ne m’avoir pas dit cela dès le début ? (Il prit une carte sur laquelle il écrivit quelques mots :) Tenez. Portez ceci au Bureau des Emplois de Surplus Salvage Autority. Si vous n’y trouvez pas de travail, revenez me voir cet après-midi. Et plus de baraquage. Car non seulement cela engendre le vice et le crime, mais vous prenez le terrible risque de tomber sur un agent de recrutement zombi.
Voilà comment j’avais trouvé un emploi dans la transformation des voitures neuves en ferraille. Pourtant, je suis toujours d’avis que j’eus raison de vouloir en premier lieu me trouver un job. Un homme qui possède un compte en banque dodu est partout chez lui. Les flics lui fichent la paix.
Je trouvai aussi une chambre adaptée à mon budget. Elle était située dans la partie de Los Angeles qui n’avait pas encore subi les transformations du Plan de Rénovation. Je crois qu’à l’origine, ce devait être une penderie.
* * *
Je ne veux pas que l’on puisse penser que je n’aimais pas l’an 2000 par comparaison avec 1970. Je l’aimais, tout comme j’aimai l’an 2001 lorsqu’il arriva quinze jours après mon réveil. Malgré des accès, presque insupportables, de mal du pays, je considérais le Grand Los Angeles, à l’aube du trimillénaire, comme l’endroit le plus merveilleux qu’il m’ait été donné de voir.
C’était dynamique, propre, et très amusant, bien que surpeuplé… D’ailleurs, on s’occupait de ce dernier problème avec une certaine audace, et en voyant grand. Les parties de la ville comprises dans le Plan de Rénovation étaient une joie pour un cœur d’ingénieur. Si les dirigeants municipaux avaient eu le pouvoir suprême d’arrêter l’immigration dans les grandes villes pendant une dizaine d’années, ils auraient gagné la bataille du logement. N’ayant pas ce pouvoir, ils s’arrangeaient de leur mieux avec les hordes qui déferlaient sans cesse… et ce mieux était spectaculaire au plus haut point, les erreurs même ayant un côté grandiose.
Cela valait la peine d’avoir dormi trente ans, rien que pour s’éveiller au moment où la bataille contre les rhumes venait d’être gagnée, et où nul n’avait plus la moindre goutte au nez. Ce progrès étonnant me parut plus intéressant que toutes les colonies expérimentales sur Vénus.
Deux choses, en particulier, m’impressionnèrent vraiment, l’une de détail, l’autre d’importance. Cette dernière, évidemment, était le système dit de Gravité Zéro. En 1970, j’avais été au courant des recherches sur la gravitation entreprises par l’institut Babson. Cependant, je ne me serais pas attendu qu’il en sorte quelque chose ; d’ailleurs rien n’en était alors sorti. La théorie du Champ Fondamental sur laquelle fut fondée la Gravité Zéro avait été mise au point à l’université d’Édimbourg. On m’avait appris à l’école que la loi de la pesanteur était une chose contre laquelle personne ne pouvait rien, puisqu’elle était inhérente à la nature même de l’espace. On avait donc transformé cette dernière. Cela n’était possible que temporairement et à un point donné, mais c’était suffisant pour déplacer un objet de poids. Ceci impliquait qu’on demeurait en relation avec le champ terrestre et restait donc sans utilité pour la navigation interstellaire. Du moins en 2001 ! Je renonce à faire des pronostics quant à l’avenir. On sait que tout mouvement ascensionnel exige toujours une certaine force, afin de compenser la pesanteur, et qu’il faut disposer d’une réserve d’énergie accumulée en sens contraire. Mais pour un transport à l’horizontale, disons de San Francisco au Grand Los Angeles, par exemple, il suffisait d’élever le véhicule adapté à la Gravité Zéro et de le laisser flotter, sans force aucune, comme un patineur faisant une glissade.
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