— Non. Elle ne causa qu’une partie de l’effondrement du groupe Mannix, mais, évidemment, vous ne pouvez être au courant ! C’est arrivé peu après la Panique, ceci expliquant cela en quelque sorte. Pourtant, la Masters n’aurait pas sombré si elle n’avait pas été systématiquement pillée. Si cette compagnie n’avait été qu’encaisseur, ainsi qu’il se devait, quelque chose aurait pu être sauvée. Mais il ne resta rien. Quand on découvrit les dommages, il ne restait qu’une coquille vide, et les responsables s’étaient mis à l’abri. Hum, si cela peut vous consoler, sachez que la chose ne serait plus possible avec les lois actuelles.
Piètre consolation.
— Dites-moi, Mr Doughty, par pure curiosité, comment s’en est sortie la Mutual ?
— La Mutual ? Une maison sérieuse ! Pendant la Panique, ils ont pris le bouillon comme tout le monde. Mais ils ont remonté le courant. Avez-vous une police chez eux ?
— Non.
Je m’abstins d’explications. A quoi bon ? Je ne pouvais me tourner vers la Mutual, n’ayant pas rempli mes obligations à leur égard. Je ne pouvais poursuivre la Masters – à quoi bon poursuivre une boîte en faillite ?
Je pouvais poursuivre Belle et Miles, si toutefois ils étaient encore de ce monde, mais pourquoi se monter la tête ? Pas de preuves, pas la moindre preuve.
Par ailleurs, je ne désirais pas poursuivre Belle. Plutôt la tatouer des pieds à la tête avec la mention « Nulle et non avenue », en utilisant une aiguille rouillée. Ensuite je ressortirais ce qu’elle avait fait à Pete. Je n’avais pas encore trouvé de punition adéquate pour ce crime-là.
Subitement, je me rappelai que c’était avec le groupe Mannix que Miles et Belle voulaient traiter pour la vente de Robot Maison S.A., à l’époque où ils m’avaient éjecté.
— Dites, Mr Doughty, êtes-vous tout à fait sûr que la Mannix ne possédait aucune valeur ? Est-ce qu’ils n’étaient pas propriétaires de Robot Maison ?
— Robot Maison ? Vous voulez dire la firme qui possède les automates domestiques ?
— Oui.
— Cela semble à peine possible. Au fait, ce n’est pas possible du tout, puisque la Mannix n’existe plus. Je ne peux pas affirmer qu’il n’y ait jamais eu de liens entre Robot Maison et la Mannix. Pourtant, je ne crois pas que cela ait pu aller très loin, j’en aurais entendu parler.
Je n’insistai pas. Si Belle et Miles s’étaient trouvés ruinés dans le crac Mannix, cela me convenait parfaitement. Mais, d’autre part, si la Mannix avait été propriétaire de Robot Maison, et l’avait lessivé, cela devait avoir ruiné Ricky en même temps que les autres. Je ne souhaitais pas qu’il fût arrivé malheur à Ricky, quels qu’aient pu en être les bons à-côtés.
Je me levai.
— Eh bien, Mr Doughty, je vous remercie de m’avoir informé avec délicatesse.
— Ne partez pas encore, Mr Davis. Dans notre institution, nous nous sentons responsables à l’égard de nos clients. Responsabilité qui dépasse les termes de nos contrats. Sachez que vous n’êtes pas le premier à vous trouver dans cette situation délicate. La direction met une petite somme à la disposition des personnes dans votre cas et…
— Non, non, pas de charité, Mr Doughty. Je vous remercie…
— Ce n’est pas de la charité, Mr Davis. C’est un prêt. Et croyez que nos pertes sur ce genre de prêts sont pratiquement nulles. Nous ne voulons en aucun cas que vous sortiez d’ici les poches vides…
Je réfléchis à nouveau.
— Mr Doughty, dis-je lentement, le Dr Albrecht m’a dit que j’avais encore droit à quatre jours de logement et de nourriture dans la maison.
— Je pense que c’est exact, il faudra que je consulte votre fiche.
— Dites-moi, quel est le tarif de la chambre que j’ai occupée ? En tant que chambre d’hôpital avec pension ?
— Pardon ? Non, nos chambres ne sont pas à louer de cette façon-là. Nous ne sommes pas un hôpital. Nous avons simplement une infirmerie de rétablissement pour nos clients.
— Oui, mais combien coûterait une chambre équivalente dans un hôpital ? Avec la pension ?
— Cela dépasse un peu mon domaine. Voyons. On peut dire que cela ferait environ une centaine de dollars par jour.
— J’avais encore droit à quatre jours. Voulez-vous me prêter 400 dollars ?
Il ne répondit pas, mais se mit à parler en code chiffré avec son assistant mécanique.
Et huit billets de 50 dollars me furent déposés dans la main.
— Merci, dis-je avec sincérité, en les empochant. Je ferai de mon mieux pour que cela ne reste pas trop longtemps dans vos colonnes « sorties ». Disons à 6 % ? Ou bien l’argent vaut-il plus ?
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas un prêt. Mais puisque vous présentez la chose de cette façon, je note la somme en regard du budget-temps auquel vous aviez droit et dont vous ne faites pas usage.
— Voyons, Mr Doughty, je ne voulais pas vous forcer la main !
— Je vous en prie. J’étais disposé à vous prêter une somme bien supérieure.
— Enfin, je ne puis en discuter pour l’instant. Dites, Mr Doughty, combien représente cette somme ? Où en sont les prix actuellement ?
— Hum ! Voilà une question à laquelle il est difficile de répondre.
— Oh ! juste pour me donner une idée : quel est le prix d’un repas ?
— La nourriture est raisonnable. Pour dix dollars vous pouvez avoir un repas satisfaisant… à condition de choisir un restaurant bon marché.
Je le remerciai et sortis, avec une curieuse impression de « déjà vu ». Mr Doughty me rappelait un trésorier-payeur auquel j’avais eu affaire dans l’armée. Les trésoriers-payeurs, il n’en est que de deux types : les premiers vous démontrent, à l’aide du règlement, que vous ne pouvez obtenir ce que vous voulez. Les autres feuillettent ces règlements jusqu’à ce qu’ils en découvrent un vous autorisant à obtenir ce dont vous avez besoin, même si vous n’y comptiez pas. Mr Doughty appartenait à la deuxième espèce.
Le sanctuaire donnait sur les allées Wilshire. Il y avait des bancs avec des massifs et des fleurs. Je m’assis sur un banc afin de décider si j’irais vers l’est ou vers l’ouest. Je n’avais pas bronché devant Mr Doughty, mais en réalité, je me sentais rudement secoué, même avec l’équivalent d’une semaine de repas en poche.
Enfin ! Le soleil était doux, plaisant le murmure des allées, et j’étais jeune (biologiquement, tout au moins). J’avais deux mains et ma tête bien à moi. Tout en sifflant une rengaine à la mode en mon ancien temps, j’ouvris le journal à la page des offres d’emploi.
Je résistai à l’en-tête « Ingénieurs demandés » et plongeai dans les « Divers ». Il y en avait si peu que je faillis ne pas trouver !
Je trouvai un emploi le deuxième jour, vendredi 15 décembre, j’eus aussi quelques menus ennuis avec les flics vu les nouvelles façons de faire, de dire, de sentir les choses. Je m’aperçus qu’il en allait de la réadaptation sociale comme des problèmes de la sexualité lorsqu’on aborde le sujet par le biais de la lecture : peu de rapport avec la réalité.
Je crois que j’aurais eu moins d’ennuis si je m’étais retrouvé à Omsk, ou à Santiago, ou à Djakarta. Lorsqu’on se rend dans une ville étrangère, en pays étranger, on sait qu’on sera désorienté ; dans Los Angeles, je m’attendais, malgré tout, à retrouver les choses comme avant, même en voyant qu’elles étaient différentes. Bien sûr, trente ans ce n’est rien, tout le monde change beaucoup et même davantage au cours d’une vie. Mais de là à absorber la différence d’un seul coup, il y a de quoi recevoir un choc.
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