Dans le camion, je me mis à lire.
Le 18 novembre 1970.
Cher Mr Davis,
Lors d’une réunion tenue ce jour par le conseil d’administration, il a été décidé ce qui suit : tous rapports entre vous et la compagnie (autres que ceux d’un actionnaire) cessent, ainsi que le permet le paragraphe 3 de votre contrat. Vous êtes prié de vous abstenir de pénétrer sur le territoire appartenant à la compagnie. Vos affaires personnelles ainsi que vos papiers privés vous seront expédiés par les moyens prévus par la loi.
Le conseil désire vous remercier de votre collaboration. Il désire également vous faire part de ses regrets concernant les divergences d’opinion qui l’ont contraint à sa position actuelle.
Votre dévoué : Miles Gentry,
Membre du conseil d’administration et directeur général.
Pour copie conforme : B. S. Darkin, Secrétaire-trésorière.
Je relus la lettre deux fois avant de me rappeler que je n’avais jamais eu de contrat et que le paragraphe 3 – ou tout autre – ne pouvait exister.
Plus tard dans la journée, je reçus un paquet recommandé par porteur spécial. Il contenait : mon chapeau, mon stylo, une table à calcul, une pile de livres, de la correspondance personnelle et un certain nombre de documents. Mes notes et mes dessins sur le Robot-à-tout-faire ne s’y trouvaient pas.
Certains de ces documents étaient très intéressants.
Par exemple, mon « contrat ».
Il contenait, bien sûr, un paragraphe 3, qui les autorisait à me renvoyer sans préavis, en me réglant trois mois d’appointements. Le paragraphe 7 était encore plus intéressant. C’était une de ces clauses où l’employé s’engage à ne pas exercer d’activité concurrente. Un délai de cinq ans m’était imposé avant d’avoir le droit de travailler de nouveau. Et ce n’était pas tout ! La société m’accordait la possibilité de revenir travailler pour elle ! En somme… je pouvais retrouver mon job à condition d’aller, le chapeau à la main, supplier qu’il me soit rendu… C’était peut-être la raison pour laquelle ils m’avaient renvoyé mon chapeau.
Ainsi donc, je n’avais pas le droit de travailler à des recherches d’instruments ménagers sans aller, d’abord, leur demander la permission ! J’aurais préféré cent fois me couper la gorge !
Il y avait des copies de transfert de tous mes droits (avec les duplicata des enregistrements légaux) au bénéfice de la firme Robot Maison S.A. En somme, mes deux premiers robots étaient leur propriété. Quant au troisième, il n’avait pas été breveté, du moins je ne le pensais pas à ce moment-là… j’appris plus tard la vérité.
Jamais je n’avais cédé ni transmis mes droits ! Pourquoi aurais-je remis mes droits à la firme Robot Maison, puisque Robot Maison c’était moi ? Du moins, à ce que j’avais cru…
Les trois derniers documents consistaient en :
1° un certificat garantissant ma part d’actions dans l’affaire (celles que je n’avais pas données à Belle) ;
2° un chèque barré ;
3° une lettre notifiant les détails du montant du chèque, c’est-à-dire : la totalité de mon « salaire » moins les avances, trois mois de salaire pour préavis de renvoi, et une gratification de 1 000 dollars en « remerciement pour services rendus ».
Ce dernier détail était vraiment pure bonté de leur part !
En relisant cette étonnante littérature, je me rendis compte que je n’avais pas été bien malin de signer, les yeux fermés, tous les papiers que Belle me présentait. Aucun doute possible : les signatures étaient bien les miennes.
Le lendemain, ayant retrouvé un peu de calme, je consultai un avocat. J’avais choisi un de ces avocats intelligents et ambitieux qui ne craignent pas les chemins tortueux. Tout d’abord, il écouta mes lamentations, puis il se pencha sur les documents. Quand il eut terminé sa lecture, il s’appuya au dossier de son fauteuil et prit un air contrarié. Il croisa les mains sur son estomac, resta un moment plongé dans un silence inquiétant.
— Je vais vous donner un conseil, dit-il finalement. Je vous le donnerai même gratis.
— Heu… Oui ?
— Abstenez-vous de bouger. Vous n’avez aucune chance d’obtenir gain de cause.
— Mais il le faut !
— Rien à faire. Ils vous ont escroqué et spolié ? Bon. Comment pouvez-vous le prouver ? Ils ont été trop rusés pour vous prendre votre part, pour voler vos actions ou pour vous laisser sans dédommagement. Ils vous ont donné exactement ce qu’ils auraient été obligés de donner si vous aviez voulu vous séparer d’eux, ou si vous aviez été congédié pour, reprenons leurs termes, désaccord sur la conduite de l’affaire. Ils vous ont donné votre dû, plus un petit millier de dollars, pour bien prouver qu’il n’y a pas de brouille entre vous.
— Mais je n’ai jamais eu de contrat ! Je n’ai jamais fait de transfert de droits !
— Ces documents disent le contraire. Vous reconnaissez que c’est bien votre signature qui les avalise. Avez-vous des témoins qui puissent soutenir le contraire ?
Des témoins ? Même Jake Schmidt ignorait ce qui se passait dans le bureau. Mes seuls témoins étaient Miles et Belle…
— Il y a cette donation d’actions. C’est la seule et unique possibilité que nous ayons de les attaquer.
— C’est la seule transaction que je reconnaisse dans tout le lot. J’ai fait don de ces actions à ma secrétaire.
— Oui, mais vous lui avez fait ce don en prévision de votre mariage. Si vous êtes à même de prouver que ce fut un cadeau de fiançailles, qu’elle le considérait comme tel en l’acceptant, vous avez le droit de l’obliger, soit à vous épouser, soit à restituer le don. A ce moment-là, vous serez à nouveau majoritaire et vous pourrez les jeter dehors. Vous avez des preuves ?
— Mais bon sang ! Je ne peux pas l’épouser ! Je n’en veux plus maintenant que j’ai vu ce dont elle est capable !
— Ça, c’est votre problème. Revenons à l’affaire. Avez-vous des témoins, ou des lettres, ou n’importe quoi prouvant que, lorsqu’elle a accepté ce don, elle savait que vous le faisiez parce qu’elle deviendrait votre femme ?
Je réfléchis. Bien sûr, j’avais des témoins ! Deux témoins : Miles et Belle.
— Vous voyez ? Vous n’avez contre eux que votre bonne foi. Et ils disposent d’une pile entière de pièces à conviction. Cela ne peut vous mener à rien. Cela pourrait même peut-être – qui sait ? – vous conduire à un internement en maison de santé. Ce ne serait pas la première fois qu’un cas de cette espèce se produirait. Je ne puis que vous conseiller de chercher dans une autre branche. Vous pourriez même vous lancer dans la concurrence : j’aimerais assez voir où peut mener cette phraséologie à condition de ne pas être obligé de l’attaquer… Ne les accusez surtout pas de complot, ils vous attaqueraient en dommages et intérêts et vous perdriez le peu qu’ils vous ont laissé.
Dans l’immeuble qu’habitait cet avocat, il y avait un bar. J’y ai bu, après avoir pris congé de lui, plus d’une demi-douzaine de verres…
* * *
Voilà les pensées qui m’occupaient, tandis que je gagnais le lieu de mon rendez-vous avec Miles. Quand notre affaire avait commencé à rapporter, il s’était mis en quête d’une petite maison dans la vallée de San Fernando, et il avait trouvé quelque chose à sa convenance. C’est donc là que je me rendis. Je me rappelai subitement que Ricky ne serait pas chez son beau-père, elle faisait un séjour au camp scout de Big Bear Lake. Je fus content de songer qu’elle ne serait pas témoin de la discussion qui ne manquerait pas d’éclater entre Miles et moi.
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