Ainsi donc, je proposai qu’au lieu de nous agrandir nous rapetissions. Nous vendrions les droits du Robot Maison et du Robot Maison Lave-Tout ; d’autres les fabriqueraient et nous nous contenterions d’empocher les droits des brevets. Quand le Robot-à-tout-faire serait prêt, nous en ferions autant avec lui. Si Mannix voulait ces droits et en offrait un bon prix tant mieux ! Nous allions changer notre nom. Nous serions une firme de recherche Davis Gentry Research Co. ; nous resterions à trois, avec ou deux mécaniciens qui m’aideraient pour les prototypes. Miles et Belle n’auraient qu’à compter l’argent qui rentrerait.
Miles secoua lentement la tête.
— Non, Dan. La vente des droits nous rapporterait, je ne dis pas le contraire. Mais ce serait loin de rapporter les sommes que nous encaisserions en fabriquant nous-mêmes.
— Mais ce n’est pas nous qui fabriquerions, Miles ! Nous vendrions nos âmes à Mannix ! Quant à l’argent, de combien as-tu besoin ? On ne peut employer qu’un yacht, une piscine à la fois… et tu les auras avant la fin de l’année, si c’est ça que tu désires.
— Ce n’est pas ce que je désire.
— Alors que désires-tu ?
— Toi, Dan, tu as envie d’inventer différents objets. Cette affaire t’en donne la possibilité ; tu auras l’aide nécessaire, toutes les facilités et l’argent indispensable à ta portée. Moi, Dan, je veux diriger une affaire importante. Une affaire vraiment importante. Je me sens doué en ce domaine. (Il lança un coup d’œil à Belle :) Je n’ai pas envie de passer ma vie ici, au cœur du désert de Mojave, à jouer l’homme d’affaires pour le compte d’un inventeur solitaire.
— Tu ne parlais pas comme ça, à Sandia. (J’avoue qu’il m’étonnait :) Tu veux te retirer, Miles ? Belle et moi serions tristes de te voir partir ; mais si c’est cela qui te tente, je pourrais, sans doute, hypothéquer l’affaire afin de racheter tes parts. Je ne veux pas que tu te sentes lié.
J’étais bouleversé ; mais si ce vieux Miles avait la bougeotte, je ne me sentais pas en droit de le retenir.
— Non, Dan, je ne tiens pas à vous quitter. Je veux que nous nous agrandissions. Tu as pris connaissance de mon projet ? C’est une proposition dans les règles, sujette à prise de position du conseil. J’y tiens.
— Si tu tiens aux règles… Bon. Le vote est « Non ». Belle, enregistre-le. Pourtant, je ne veux pas faire officiellement ma contre-proposition ce soir ; je tiens à ce que nous en discutions ensemble. Je désire que tu sois content, Miles.
— Agissons conformément aux règlements, insista-t-il, têtu. Faites l’appel nominal, Belle.
— Bien, monsieur. Miles Gentry, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une série de chiffres.) Quelle est votre réponse ?
— Pour.
— Daniel B. Davis, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une nouvelle série de chiffres.)
Je n’écoutais pas.
— Quelle est la réponse ?
— Contre. Et voilà. Désolé, Miles.
— Belle S. Darkin, enchaîna imperturbablement la voix officielle, votant, numéros des actions… (Suivit une énumération, après laquelle elle conclut :) Je vote pour.
Ma bouche s’ouvrit malgré moi ; quand je parvins à reprendre mon souffle, je lui dis :
— Mais chérie, tu ne peux pas faire ça ! Ces actions sont à ton nom, d’accord, mais tu sais bien que…
— Annoncez le résultat, grogna Miles.
— Les pour l’emportent. La proposition est adoptée.
— Enregistrez-le.
Les minutes qui suivirent furent assez confuses. D’abord, je me mis à hurler, puis à essayer de la raisonner ; après je lui lançai que sa conduite était malhonnête. Elle savait aussi bien que moi qu’en lui donnant ces actions, j’avais l’intention de continuer à voter comme auparavant, que je n’avais pas l’intention de perdre le contrôle de l’affaire, que c’était, simplement, un cadeau, sans plus… un cadeau de fiançailles… Fichtre ! J’avais même payé l’impôt sur ces actions comme si elles m’appartenaient encore ! Si elle était capable d’agir de cette façon quand nous n’étions que fiancés, que serait-ce une fois que nous serions mariés ?
Elle me regarda et son visage me parut celui d’une étrangère.
— Si tu penses que nous sommes encore fiancés après tout ce que tu viens de me dire, tu es encore plus idiot que je ne le croyais. (Elle se tourna vers Miles :) Voulez-vous me reconduire chez moi ?
— Certainement, chère amie.
J’ouvris encore la bouche pour dire quelque chose, mais me tus et sortis sans chapeau. Il était grand temps que je m’en aille, sans quoi j’aurais probablement tué Miles puisque je ne pouvais toucher à Belle.
Évidemment, le sommeil ne vint pas. Vers 4 heures du matin, je me levai et me dirigeai vers mon téléphone. Après avoir discuté et accepté de payer plus que ça ne valait, je me retrouvai, sur le coup de 5 h 30, devant nos locaux avec un camion de location. Je me dirigeai vers la grille, dans l’intention de l’ouvrir afin que le camion soit le plus près possible de la porte d’embarquement. Le Robot-à-tout-faire pesait près de 200 kilos. A la grille, il y avait un nouveau cadenas. Je l’escaladai, m’écorchant aux fils de fer barbelés. Une fois de l’autre côté, le cadenas ne serait pas compliqué à faire sauter. J’aurais une centaine d’outils à ma disposition… La serrure de la porte d’entrée avait été changée également. J’étais en train de l’examiner en me demandant s’il valait mieux casser une fenêtre à l’aide d’un objet quelconque, ou retourner prendre le cric dans le camion pour forcer la porte, lorsqu’une voix cria :
— Hé ! là-bas ! Haut les mains !
Au lieu de lever les mains, je me retournai. Un homme d’âge moyen me visait avec un fusil.
— Qui diable êtes-vous ? lui lançai-je.
— Qui êtes-vous vous-même ?
— Je suis Dan Davis, ingénieur en chef de cette maison.
— Bon. (Il se détendit un peu tout en me gardant dans sa ligne de mire :) Oui. Vous êtes conforme à la description. Montrez-moi quand même une pièce d’identité, ça vaudra mieux.
— Pourquoi devrais-je vous montrer mes papiers d’identité ? Est-ce que je vous ai demandé qui vous êtes ?
— Personne que vous connaissiez, m’sieu. Mon nom est Joe Todd, de la compagnie Rondes Protections, sécurité garantie en tous domaines. Vous devez savoir, ça fait des mois que vous êtes nos clients pour la surveillance nocturne. Ce soir, je suis ici en service spécial.
— Ça tombe bien. Si vous me donniez une clef ? Je voudrais entrer. Et cessez de me viser avec votre engin.
Il le maintint au même niveau.
— J’peux pas faire ça, m’sieu Davis, vu qu’ c’est pour vous empêcher d’entrer que j’ suis là. Et puis j’ai pas d’ clef. J’ vais vous reconduire… j’ vais ouvrir la grille.
— Bon. Ouvrez la grille. Mais je veux entrer là-dedans.
Je regardai autour de moi s’il n’y avait pas une pierre dont je puisse me servir.
— S’il vous plaît, m’sieu Davis ?
— Quoi ?
— J’ voudrais pas que vous insistiez. J’ peux pas risquer de vous tirer dans les jambes, j’ suis pas un bon tireur. J’ devrais vous tirer dans l’ventre… J’ai des balles explosives dans cet engin, m’sieu Davis, ça fait des dégâts…
Je suppose que cela me fit changer d’avis, bien que je préfère croire que ce fut autre chose : le fait d’avoir remarqué par la fenêtre que le Robot-à-tout-faire n’était plus là où je l’avais laissé.
En me reconduisant vers la grille, Todd me tendit une enveloppe.
— Ils m’ont dit de vous remettre ça, si vous veniez.
Читать дальше