Dans le tunnel de Sepulveda, il me vint à l’idée qu’il ne serait pas malin de conserver sur moi mon certificat d’actionnaire. Je ne m’attendais pas à une bagarre, à moins de la provoquer moi-même ; pourtant, comme un chat échaudé craint l’eau froide, j’étais méfiant.
Laisser le certificat dans la voiture ? Supposons que je sois amené au poste pour coups et blessures : on ne sait comment une discussion comme celle que j’allais avoir avec Miles pouvait se terminer ! Ma voiture serait fouillée, confisquée peut-être.
Mieux valait trouver autre chose. M’adresser mon propre certificat par la poste ne valait rien non plus. Ces temps derniers, mon courrier m’attendait poste restante à cause de mes déménagements d’hôtel en hôtel. Le meilleur moyen serait d’envoyer le papier à quelqu’un de sûr… Et la seule personne sûre était : Ricky !
Cela peut sembler baroque de faire confiance à une représentante du sexe féminin alors qu’une autre vient de vous agrafer ? Mais quel rapport y avait-il entre les deux ? Aucun. J’avais connu Ricky la moitié de sa vie, et s’il y eut jamais fille droite comme un I, c’était bien elle. Pete lui faisait également confiance. Par ailleurs, elle n’avait pas de ces particularités physiques qui obnubilent les jugements masculins. Sa féminité ne dépassait pas son visage, son corps n’avait pas encore été touché.
Quand je parvins à m’extraire du trafic intense du Sepulveda Tunnel, je bifurquai dans une rue adjacente et descendis devant un drugstore. J’y fis l’achat d’une grande et d’une petite enveloppe, d’un bloc de papier à lettres et de timbres. Voici ce que j’écrivis :
Chère Ricki-tikki-tavi , [1] Nom de la mangouste apprivoisée, héroïne d’une nouvelle célèbre de Kipling.
J’espère te voir bientôt. En attendant, veux-tu avoir la gentillesse de garder pour moi l’enveloppe ci-jointe ? C’est un secret entre toi et moi.
Je me mis à réfléchir. Et si par malheur il m’arrivait quelque chose ? Un accident est vite arrivé ! Tant que ce papier serait entre les mains de Ricky, il risquait de tomber entre celles de Miles et de Belle. Il fallait empêcher cela à tout prix ! Je me rendis compte en conjecturant là-dessus que j’avais inconsciemment pris une décision en ce qui concernait le Long Sommeil : je n’allais plus m’en remettre à lui. Le fait de me retrouver la tête claire et le souvenir du laïus du médecin m’avaient rendu ma combativité. Je ne me dégonflerais pas en m’enfuyant, je resterais pour lutter. Ce certificat était ma meilleure arme. Il me donnait le droit de vérifier leur comptabilité ainsi que toutes les affaires de la société. S’ils essayaient encore de m’interdire l’entrée des locaux, je me ferais accompagner par un avocat et un représentant du shérif dûment mandaté par la Cour.
Grâce à ce certificat, je pourrais les attaquer. Je ne gagnerais peut-être pas la partie, néanmoins je pourrais faire du scandale. Un scandale susceptible de changer les projets d’achat de la compagnie Mannix ?
Valait-il donc mieux ne pas envoyer le papier à Ricky ?
Mais non, s’il m’arrivait quelque chose, je voulais que ce fût elle qui en bénéficie. Ricky et Pete étaient ma seule famille.
Je poursuivis ma lettre :
Si, par hasard, je ne te revoyais pas d’ici à un an, tu saurais qu’il m’est arrivé quelque chose. Dans ce cas, il faudra que tu t’occupes de Pete, si tu parviens à le trouver. Sans rien dire à personne, tu porteras l’enveloppe ci-jointe à une succursale de la Bank of America, tu demanderas à voir le fondé de pouvoir et tu exigeras qu’il l’ouvre.
Je t’embrasse. Oncle Danny.
Sur une deuxième feuille, j’écrivis :
3 décembre 1970
Los Angeles, Californie.
Je dépose aux bons soins de la Bank of America, au nom de Frederica Virginia Gentry, la liste d’actions de Robot Maison S.A. dont le certificat de propriété est ci-joint. Je demande que la Bank of America remette la totalité de ce dépôt à la personne susnommée le jour de sa majorité.
Et je signai. Cela me semblait clair. C’était le mieux que je pouvais faire, sur un comptoir de drugstore, avec un juke-box hurlant à mes oreilles.
Tout reviendrait à Ricky sans que ni Miles ni Belle n’aient la possibilité d’y toucher.
Si tout allait bien, il me serait facile de récupérer l’enveloppe lors de ma première rencontre avec Ricky. Je plaçai le certificat et la lettre adressée au fondé de pouvoir dans la petite enveloppe. L’ayant fermée, je la glissai accompagnée de ma lettre à Ricky dans la grande enveloppe, et jetai le tout dans la boîte aux lettres qui se trouvait devant le drugstore. Je remarquai que la prochaine levée avait lieu dans une vingtaine de minutes, et regagnai la voiture le cœur léger…
Ce n’était pas tant le fait d’avoir mis mes actions à l’abri que d’avoir résolu mes problèmes majeurs. Ou plutôt, sinon de les avoir résolus, de m’être décidé à les regarder en face, au lieu d’aller me cacher dans un coin sombre, ou d’essayer de les fuir grâce à je ne sais quelle drogue d’oubli. De toute évidence, j’avais envie de voir l’an 2000, mais je pouvais aussi bien le voir sans me presser… en attendant l’âge de 60 ans ; je serais alors peut-être encore assez jeune pour apprécier les filles. Pas de précipitation. Bondir, du seul fait d’un long sommeil, dans le siècle suivant, ne pouvait pas satisfaire un homme normal. C’est comme d’assister à la fin d’un film sans en avoir vu le début. Ce qu’il fallait faire des trente années à venir, c’était en goûter la saveur, au fur et à mesure de leur déroulement. Ensuite, lorsque viendrait l’an 2000, je serais en mesure de le comprendre.
En attendant, j’allais m’offrir une bagarre carabinée avec Miles et Belle. Je ne gagnerais peut-être pas la partie, mais ils sauraient qu’ils avaient été pris dans une tornade, comme le jour où Pete était entré couvert de plaies et pourtant tête haute, ayant l’air de dire : « Tu devrais voir l’autre matou ! » Je n’attendais pas de résultats vraiment positifs de la rencontre de ce soir. Tout ce qui pouvait en sortir serait une déclaration de guerre en bonne et due forme. Je prévoyais que je gâcherais le sommeil de Miles… il pourrait alors appeler Belle et lui gâcher le sien.
J’arrivai chez Miles en sifflant gaiement. J’avais cessé de me tracasser au sujet de cette précieuse paire d’amis. Pendant les derniers kilomètres du trajet, il m’était venu l’idée de deux nouveaux appareils, dont chacun pouvait me rapporter une fortune. L’un était une machine à dessin fonctionnant comme une machine à écrire électrique. Rien qu’aux U.S.A., je supposais qu’il devait y avoir au moins 50 000 ingénieurs penchés quotidiennement sur des planches à dessin, et maudissant cet instrument qui vous brise les reins et vous abîme la vue. Non qu’ils n’aient pas le goût de dessiner, ils en avaient même envie, mais physiquement, c’est trop dur.
Mon intervention leur permettrait de rester assis dans un fauteuil confortable et de taper sur des touches tout en voyant apparaître un dessin sur le tableau surmontant le clavier. Abaisser simultanément trois touches pour faire apparaître une ligne horizontale exactement à l’endroit souhaité ; appuyer sur une autre touche et une verticale se traçait ; appuyer successivement sur deux clefs et deux autres, et c’était une ligne oblique à la pente donnée [2] Rendons hommage à l’imagination de Heinlein. L’invention qu’il décrit ici, dans un roman de 1956, vient d’être effectivement mise au point il y a quelques mois aux U.S.A. ! Il s’agit du robotrast , table à dessiner électronique automatique, réalisée sous forme de prototype par la société Parker.
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