J’observai le Robot-à-tout-faire. Il époussetait mon bureau et remettait chaque objet à la place exacte où il l’avait pris.
— Jouer au ping-pong avec lui ne serait pas amusant, ajoutai-je. Il serait imbattable. Mais je suppose qu’on pourrait lui apprendre à perdre s’il avait un circuit de hasard… Heu… Oui ! C’est faisable ! On le fera. Ce sera amusant, pour les démonstrations de vente.
— Un an, Dan. Je te donne un an, pas un jour de plus. Je vais débaucher quelqu’un de chez Loewy, il t’aidera pour l’esthétique.
— Quand te mettras-tu dans la tête que c’est moi, moi seul, qui suis responsable des fabrications ? Le jour où je te le remettrai, il sera à toi, mais d’ici là, il est à moi, exclusivement !
— Trop de vermouth, vraiment, se contenta de murmurer Miles.
* * *
Avec l’aide des mécaniciens de l’usine, le Robot-à-tout-faire perdit petit à petit son apparence patibulaire, et commença à ressembler à quelque chose qu’on a envie de montrer à son voisin. J’améliorai son système de contrôle. Je lui appris même à caresser Pete et à le grattouiller sous le menton d’une façon qui lui plût, et je vous prie de croire que cela implique une simultanéité de contrôles aussi sensibles que ceux exigés dans les laboratoires atomiques.
Miles vint de temps à autre assister aux progrès, mais sans me houspiller. L’essentiel de mon travail, je le faisais la nuit, revenant au laboratoire après avoir dîné avec Belle et l’avoir ramenée chez elle. Je dormais dans la journée, j’arrivais au bureau en fin d’après-midi, signais tous les papiers que Belle était susceptible de me présenter ; après une inspection du travail en cours, je sortais dîner avec elle. Je n’essayais pas de travailler avant de me retrouver seul dans mon atelier, car un travail réellement absorbant rend un homme inapprochable. Au bout de quelques heures de dur labeur, dans mon laboratoire, il n’y avait plus que Pete qui pût me supporter.
Un soir que nous terminions de dîner, Belle me dit :
— Tu retournes au laboratoire, mon chéri ?
— Oui. Pourquoi ?
— Parce que Miles y sera. Il veut nous voir.
— Ah ? Pourquoi ?
— Il veut que nous ayons une réunion d’actionnaires.
— Une réunion d’actionnaires ? Pour quoi faire ?
— Ce ne sera pas long. Tu ne t’es pas beaucoup intéressé au côté commercial de l’affaire ces temps derniers, chéri. Miles désire mettre certaines choses en ordre et préciser certains aspects de notre future politique.
— Je m’occupe du laboratoire et des ateliers. N’est-ce pas là ce que je dois faire ?
— Bien sûr, mon chéri. Miles dit que ce ne sera pas long.
— Que se passe-t-il ? Nous avons des ennuis ?
— Pas du tout, chéri. Miles ne m’a rien dit. Finis ton café.
Miles nous attendait au bureau. Il me serra la main comme si nous ne nous étions pas vus depuis des mois.
Un peu agacé par cette mise en scène, je lui dis :
— Alors, de quoi s’agit-il ?
Il se tourna vers Belle.
— Voulez-vous lire l’ordre du jour, s’il vous plaît ?
Cela seul aurait dû me faire comprendre que Belle mentait en prétendant que Miles ne lui avait rien dit. Je n’y ai pas pensé ; j’avais confiance en Belle… Puis, comme elle se dirigeait vers le coffre, cela me rappela un incident que j’avais oublié.
— A propos, chérie, j’ai essayé d’ouvrir le coffre, hier soir, et je n’y suis pas parvenu. A-t-on changé la combinaison ?
Elle en sortait des papiers et ne se retourna pas.
— Oh ! J’ai oublié de te le dire ? Je l’ai changée à la demande du service de surveillance, à la suite du cambriolage raté de l’autre semaine.
— Dans ce cas, sois assez gentille de me donner le nouveau chiffre, sans quoi, une nuit, je serai obligé de te réveiller pour te le demander.
— Tu l’auras. (Elle referma le coffre :) Allons-y, ajouta-t-elle d’une voix officielle.
— Entendu, chérie. Puisque cela a l’air de devoir se faire dans les règles… Hem ! Mercredi 18 novembre 1970, 21 h 20. Les actionnaires présents – inscris nos noms… Dan Davis président du conseil d’administration, rien à déclarer ? (Je n’avais rien à dire.) Vas-y, Miles. La parole est à toi.
Miles toussa.
— Je désire revoir la politique de notre firme et présenter un programme pour l’avenir. Je désire également que le conseil d’administration donne son accord sur une proposition de commandite qui nous a été faite.
— Commandite ? Ne dis pas de bêtises ! Notre affaire marche bien, nous faisons chaque mois des progrès ! Qu’est-ce qui te prend. Miles ? Tu n’es pas satisfait de tes appointements ? Nous pourrions faire un effort.
— Pour le nouveau programme, nous avons besoin d’un plus gros capital.
— Quel nouveau programme ?
— Je t’en prie, Dan. J’ai pris la peine de faire un rapport. Laisse Belle en donner lecture.
— Bon. J’écoute.
En bref, Miles voulait trois choses :
Primo : m’enlever mon Robot-à-tout-faire, le remettre aux mains d’une équipe de techniciens producteurs afin de le lancer au plus tôt sur le marché.
Secundo : …
J’interrompis la lecture d’un « Non ! » tonitruant.
— Un instant, Dan ! déclara Miles. En tant que directeur commercial, j’ai le droit d’exiger que ma proposition soit présentée correctement. Tes commentaires viendront ensuite. Permets que Belle termine sa lecture.
— Bon. Je veux bien. Mais ma réponse est non.
Le point secundo traitait du fait que nous devions cesser de bricoler en artisans. Nous possédions un vaste projet, aussi vaste que l’avait été l’automobile à ses débuts, et nous n’étions qu’au commencement de l’affaire. Nous devions nous agrandir sans tarder et organiser la vente et la distribution dans tout le pays, dans le monde entier.
Je me mis à tambouriner sur la table. Je me voyais ingénieur en chef d’une organisation de ce genre. On ne me permettrait probablement même plus d’avoir une table à dessin. J’aurais aussi bien pu rester dans l’armée pour y tenter ma chance comme général.
Néanmoins, je n’interrompis pas la lecture.
Tertio : nous ne pouvions pas mettre une telle affaire au point sans un gros capital. Les entreprises Mannix nous accorderaient le capital nécessaire. Cela revenait à dire que nous nous vendions à Mannix, que nous leur cédions notre affaire, nos projets et le Robot-à-tout-faire, pour devenir une filiale. Miles serait directeur, je serais l’ingénieur en chef préposé aux recherches, notre belle liberté serait finie, nous devenions tous deux des employés.
— C’est tout ?
— Oui. A présent, discutons-en, et ensuite nous voterons.
— Il faudrait ajouter une clause nous autorisant à nous asseoir la nuit devant l’usine et à chanter des spirituals.
— Ce n’est pas une plaisanterie, Dan. C’est ainsi que cela doit s’organiser.
— Je ne plaisantais pas. Un esclave doit avoir quelques privilèges, sans quoi il risque de se révolter. Bon. Ai-je droit à la parole ?
— Bien entendu.
Je leur soumis une contre-proposition qui me trottait en tête. Nous nous retirions de la fabrication. Notre chef de fabrication, Jake Schmidt, était un bon ouvrier ; néanmoins, j’étais sans cesse arraché à la chaleur de mes brumes créatrices pour arranger des broutilles à l’atelier. C’était comme d’être éjecté d’un lit bien chaud pour atterrir dans un bain glacé. Et c’était la raison majeure de mon travail nocturne. Du fait des nouveaux locaux à prévoir et des équipes de nuit qui ne tarderaient pas à devenir nécessaires, je voyais approcher le jour où je n’aurais plus une seconde à consacrer aux pensées inventives, et cela sans préjudice de notre refus à nous mettre au diapason de General Motors. Je ne pouvais me dédoubler. Je ne pouvais être, à la fois, inventeur et directeur de fabrication.
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