Si j’y parvenais, cela équivaudrait à une seconde proclamation de l’Émancipation féminine, délivrant les femmes de leur esclavage tutélaire. Abolir cette vieille scie où il est question du travail sans fin de la femme, comme ce serait amusant ! Pour que le problème fût résolu par un ingénieur unique, il fallait que tous les éléments de ce nouvel appareil soient standard, et n’impliquent aucun principe novateur. Si je ne parvenais pas à trouver un ensemble de ces éléments dont tirer parti, mieux valait renoncer.
Heureusement, il existait une quantité énorme de parties composantes dans ce domaine ! Et je n’avais pas perdu mon temps, à l’époque où je me farcissais la tête de toutes espèces de notions théoriques (mon service militaire, souvenez-vous !). Ce dont j’avais besoin n’était pas aussi complexe que ce qui est nécessité par la fabrication d’un androïde à possibilités multiples.
Quelles étaient, au juste, les fonctions que je désirais confier à mon robot ? Tout ce qu’un être humain est appelé à faire dans un foyer. On ne lui demandait ni de dormir, ni de jouer aux cartes, ni de manger, ni de faire la cour à quelqu’un. Mais bien de nettoyer la pièce après la partie de cartes, de préparer les repas, de faire les lits et de soigner les bébés (tout au moins en contrôler la respiration et appeler si le rythme changeait). Il me parut inutile qu’il répondît au téléphone, puisqu’une autre firme avait déjà ce projet à l’étude. Et, comme la plupart des maisons neuves étaient équipées d’ouvertures automatiques, il n’y avait pas lieu de lui faire ouvrir les portes. Cependant, pour remplir tout à fait les multiples rôles que j’exigeais de lui, il lui fallait des mains, des yeux, des oreilles et un cerveau… un bon cerveau moyen. Les Atomics Engineering me fourniraient les mains. Je me procurais déjà chez eux les mains de mon précédent modèle. Mais, pour le modèle nouveau, une qualité supérieure serait nécessaire, celle prévue pour les manipulations microscopiques et les pesées d’isotopes radioactifs. Le système visuel serait fourni par la même compagnie. Cette fois, je me contentais d’yeux plus simples, car on ne demanderait pas à mon nouveau robot de voir et de faire des manipulations à l’intérieur de salles bétonnées contenant du matériel radioactif.
Il existait une douzaine de maisons de radio et T.V. en mesure de me fournir le dispositif acoustique. J’aurais, certainement, à dessiner des circuits afin que les mains soient contrôlées simultanément par la vue, le son et le toucher, ainsi que l’est la main humaine.
Avec des transistors et des circuits imprimés, on peut réaliser des miracles.
L’appareil n’aurait pas à grimper aux échelles. Je pourrais le doter d’un cou extensible comme celui de l’autruche, et de longs bras élastiques. Lui faudrait-il monter et descendre les escaliers ? Une chaise roulante à haute tension ferait l’affaire. Peut-être pourrais-je m’en procurer une et voir si elle serait utilisable comme base ? En limitant le prototype à la dimension d’une chaise roulante, ne pesant pas plus que ce qu’elle pourrait porter, j’avais un châssis de départ. Quant à sa puissance et à sa propulsion, le cerveau du robot me permettrait de les régler.
Le vrai casse-tête, c’était le cerveau. On peut bâtir un ensemble aussi bien agencé qu’un squelette humain, ou mieux encore. On peut le munir d’un contrôle simultané lui permettant de planter des clous, de récurer des planchers, de casser ou de ne pas casser des œufs. Mais faute de ce machin qu’un homme a entre les oreilles, ce n’est pas un homme, ce n’est même pas un cadavre.
Quelle chance que je n’eusse pas besoin d’un véritable cerveau ! Un crétin docile, voilà ce que je voulais obtenir ! Il ne devait être capable que de faire et refaire des travaux ménagers.
Les Thorsen Memory Tubes allaient, en l’occurrence, me servir.
Les fusées intercontinentales avaient été dotées de « pensée » par des tubes Thorsen. Le contrôle automatique de la circulation de Los Angeles en utilisait un assez rudimentaire. Il n’était pas indispensable de faire l’étude des tubes électroniques (même les as des laboratoires Bell ont du mal à les comprendre !). Le fait est que si l’on branche un tube Thorsen sur un système de contrôle et qu’on effectue une manœuvre, le même système de contrôle agira comme « mémoire » et sera en mesure de répéter la manœuvre sans supervision humaine. Pour une machine automatique, cela est suffisant. Pour des automates autoguidés comme le serait mon nouveau robot, on ajoute des fusibles condensateurs afin de les pourvoir d’un « jugement ». A vrai dire, ce n’est pas du jugement : les fusibles condensateurs sont une sorte de circuit de recherche, permettant les problèmes du type « dans telle limite, trouvez tel objet ; l’ayant trouvé, exécutez les instructions données ». Les instructions données peuvent être aussi compliquées que peut le supporter un tube mnémonique Thorsen (le champ en est excessivement vaste). On peut régler le jugement de manière qu’il interrompe l’exécution des instructions quand celles-ci ne correspondent plus au cycle impressionné primitivement dans le tube mnémonique.
Cela signifiait qu’il suffirait de montrer une seule fois à notre robot ce qu’on désirerait obtenir de lui : par exemple, débarrasser la table, empiler les assiettes après les avoir débarrassées des restes de nourriture et les mettre dans la machine à laver la vaisselle. Et, dès lors, il serait capable de le faire dès qu’il serait remis en présence d’assiettes sales. Mieux encore, en munissant ses mains d’un tube Thorsen avec duplication électronique, il manipulerait des assiettes sales la première fois qu’il en trouverait. Sans en casser une seule !
Collez un second tube à côté du premier, et il changerait les langes de bébé sans jamais le piquer, et cela du premier coup.
Sa tête pourrait facilement contenir cent tubes Thorsen, munis chacun d’une mémoire électronique pour, un geste ménager différent. Un circuit de surveillance contournerait les circuits jugement afin de les contrôler et de les faire marcher droit, et appellerait à l’aide s’il arrivait un imprévu. De cette façon, on n’aurait à déplorer aucune perte de bébés ou d’assiettes…
Je m’attaquai donc à la construction du Robot-à-tout-faire à partir d’un fauteuil roulant à haute tension. Il ressemblait à un porte-manteau enlaçant une pieuvre, mais, Dieu ! Qu’il faisait bien briller l’argenterie !
* * *
Miles vint le premier regarder le Robot-à-tout-faire. Il le vit préparer des dry et les servir, vider les cendriers pleins et les essuyer (sans toucher à ceux qui étaient vides), ouvrir une fenêtre et tirer le loquet de sûreté, se diriger vers ma bibliothèque pour épousseter les livres et les ranger. Ayant goûté son dry, Miles fit observer qu’il contenait trop de vermouth.
— C’est comme ça que je l’aime, mais tu peux lui dire de préparer le tien à ton goût tout en lui laissant faire le mien comme je le préfère. Il a toute une série de tubes disponibles.
Miles contempla son verre.
— Dans combien de temps sera-t-il prêt pour la vente ?
— Heu ! J’aimerais bricoler là-dessus encore une dizaine d’années. (Avant qu’il eût le temps de grogner, j’ajoutai :) Pourtant, nous devrions être en mesure d’en produire un modèle d’ici à cinq ans.
— Ridicule ! Nous allons organiser un atelier supplémentaire et nous aurons un modèle standard dans six mois.
— Va au diable, avec ta précipitation ! C’est là l’invention de ma vie. Je ne la mettrai pas sur le marché avant qu’elle soit une œuvre d’art ! Un tiers de sa dimension actuelle, tous ses éléments interchangeables sauf les Thorsen, et si parfaitement souple que non seulement mon robot fera sortir le chat et lavera le bébé, mais jouera au ping-pong si l’acheteur veut s’offrir un partenaire.
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