Il s’est défait de son sempiternel mégot de papier maïs et arbore le ruban rouge de la Légion d’honneur. Rasé de frais, lotionné urbi et orbi, la moustache teinte, l’oreille talquée, il ressemble à ces vieux Anglais qu’on voit traînasser, jumelles au ventre, sur le champ de courses d’Ascot.
En m’apercevant à l’état de gisant, il pleure.
— Mon petit, mon petit, mon gamin ! hoquette la vieillasse en éclaboussant le carrelage de ses larmes.
Il se penche pour me baiser au front, ainsi que faisaient jadis les pères inclinés sur leur fils touché à mort au court d’un duel. Il sent Pinaud, mon César : une odeur composite de pisse froide, de tabac, d’eau de toilette coûteuse et de muscadet en cours de digestion.
— Tu nous en fais de belles ! qu’il poursuit. Ce qui me donne fortement envie de le traiter de vieux nœud coulant.
Comme il juge cette déclaration judicieuse, il la réitère pour Félicie :
— N’est-ce pas, chère madame, qu’il nous en fait de belles, ce vilain ?
— Pas une raison pour que tu sombres dans la gâtouille intégrale, vieux zob irrécupérable !
Loin de se vexer, il nous chevrote un rire de bélier castré.
— Je vois qu’il n’a rien perdu de son humour, c’est bon signe, assure l’Ancêtre.
M’man lui apporte une chaise et il s’assied à ma gauche préférée.
Désireux de lui éviter les questions inhérentes à mon état, je prends les devants :
— La balle a été extraite dans d’excellentes conditions. J’ai perdu beaucoup de sang, mais on l’a compensé par des transfusions qui, je l’espère, ne me flanqueront pas le sida. Ma tension est normale. Tout risque d’infection à peu près écarté. Je quitterai vraisemblablement l’hosto dans huit jours et j’irai passer une quinzaine de convalo à l’ Ermitage de La Baule avec ma maman. Voilà la question santé réglée, maintenant parle-moi de l’affaire ?
— Elle fait un bruit terrible ! Les journaux l’appellent « L’Affaire de la décennie ». Il y a quinze journalistes devant l’établissement.
— Qui l’a reprise ?
— Le juge Des Baguettes et le principal Miborgne.
— Du nouveau ?
— Votre agresseur s’est évanoui dans la nature. Les papiers que tu as trouvés sur lui sont faux, et la voiture dont il s’est servi a été volée dans le parking de l’aéroport Charles-de-Gaulle. On a identifié le cadavre trouvé dans le coffre : celui d’un jeune séminariste nommé Jean-Baptiste Lhours.
— Lhours comme l’officier de marine ?
— C’était son neveu.
La Pine sort son paquet de tiges et va pour s’en introduire une dans la clape.
— Je ne crois pas que ce soit autorisé, monsieur Pinaud, le rappelle à l’ordre ma gentille moman.
Milord rengaine son compliment. Moi, je gamberge à m’en flanquer le tournis. J’entrevois des éléments de cette terrible nuit de pleine lune. L’ancien officier de vaisselle (féminin de vaisseau) mourait de trouille à chacune des lunaisons fatidiques. Il a tenté de faire dormir sa grosse poil-aux-pattes dans sa villa, mais elle a refusé. Alors l’idée lui est venue d’en appeler à son neveu. Un séminariste, presque prêtre, ça doit être cap’ de conjurer le démoniaque, du moins pour une nuit. Le jeune Jean-Baptiste accepte d’assister son tonton qu’il croit barge. Il se pointe chez celui-ci et la nuit commence. Il le rassure, lui soulage l’angoisse. Mais le meurtrier de la pleine lune survient.
Que s’est-il passé ?
Des hypothèses m’affluent au pas de course. Peut-être que l’apprenti curé s’est absenté au moment où « l’ogre » s’est radiné ? Ou encore est-il allé dormir dans une autre chambre ? Le « monstre » tue l’ancien officier de marine, s’acharne sur son corps, le saccage, le met en charpie. Puis il perçoit un bruit, réalise qu’il n’est pas seul dans la crèche et s’élance à la poursuite du séminariste qui, affolé, s’enfuit. Le « loup-garou » le course. Comprenant qu’il va être rejoint, le neveu carillonne chez les voisins. Mais il est neutralisé. La mémé ouvre sa porte à cet instant, voit la scène, commence à bramer aux petits pois. Le meurtrier la refoule. La vioque veut sortir par-derrière. Il la suit, s’empare d’un hachoir et…
— Tu sembles bien songeur ? demande Pinuchet.
— Je crois qu’il est fatigué, s’empresse de déclarer Féloche. Nous devrions…
L’humble chérie. Soucieuse de moi et du savoir-vivre. Veut me soulager de la Pinaille sans risquer de le vexer. Est prête à simulacrer son propre départ pour provoquer la décarrade de l’Ancêtre.
Je suis pris par mes évocations. Je reconstitue ce bigntz hors du commun. Pense et repense l’affaire inlassablement. Je sens qu’elle va me tarauder la coiffe jusqu’à ma prochaine piquouze, laquelle m’enverra pour une chiée d’heures dans les quetsches réparatrices.
Le Débris me presse la louche, me baise au front, me prodigue des conseils sur la manière de bien me relaxer, de faire le vide en moi. Le vide ! Tu parles ! Vieille loque ! C’est le plein que j’ai besoin de réaliser.
Ils sortent.
Bon, où en étais-je, où en laitage, où en étage, où en… Mes idées jouent à cours-moi-après-que-je-t’attrape ! Le flou. J’ai du mal à respirer. Une bastos dans les éponges, c’est pas… Pas quoi ? Hé ! partez pas, ça va devenir marrant ! Je…
Il faudrait que mes collègues…
Que mes collègues quoi ?
Non, rien. Veuillez me pardonner, les gars, je dois me mettre aux abonnés absents.
Nonobstant mon dénuement physique, je fis un rêve. Un rêve merrrveilleux, comme dans Ramona .
J’étais au cœur de l’été, allongé sous un noyer de mon Dauphiné natal dont l’ombre, dit-on, est redoutable. J’entendais une rumeur agricole, en provenance des confins. Le tronc de l’arbre se couvrait de plaques moussues, d’un étrange vert bronze. Des oiseaux ramageaient dans le feuillage. Je bandais sans esprit de luxure, comme si mon corps entendait participer à l’harmonie ambiante. Le ciel bleu était plein d’une immense mansuétude.
Au bout d’un temps indéfini et, peut-être, infini, une forme blanche qui ne touchait pas terre s’est approchée. Elle portait une seringue sur un petit plateau, flanquée d’un flacon d’éther et d’un tampon de gaze.
Il s’est alors produit un réajustement en moi, et j’ai réalisé que, foin de Dauphiné, je n’étais pas dans la campagne de mon natal pays, mais dans un hosto parisien. La forme blanche ne se livrait à aucune lévitation supra-naturelle et se déplaçait en chaussons feutrés sur l’espèce de matière plastique qui garnissait le sol. Je la regardai plus attentivement, à la clarté bleuâtre de la veilleuse protégeant ma chambre de l’obscurité totale.
L’arrivante, autant que j’en puisse juger, me parut agréable de formes et de traits.
La bandaison de mon rêve perdurait agréablement. Nonobstant ma blessure, j’eus un mouvement préhensile qui porta ma main sur sa cuisse. Ne s’attendant à rien de tel (disait Guillaume), elle eut un soubresaut qui fit choir la seringue due à ce cher Pravaz, un presque pays à moi (1791–1853).
— Espèce d’imbécile ! vociféra la garde de nuit.
— Pardonnez-moi, plaidé-je-t-il ma cause, j’étais dans un demi-sommeil et je rêvais qu’une délicieuse nymphe venait conjurer mon érection nocturne.
Pour la lui prouver, je la lui montris. Mais elle était déjà accroupie et ramassait sa seringue, laquelle était restée imbrisée. S’étant redressée, elle me dit, assez rudement, de me placer sur le ventre, posture peu compatible avec la forte bandaison que j’enregistrais en cet instant faste.
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