« Ah ! stoppe-t-il, voilà un client… Il approche du guichet… »
— Que fait-il ?
— Il donne un paquet à affranchir, parce qu’il faut que je te dise, la préposée de la poste restante fait aussi les colis non recommandés !
— Et maintenant ?
— Il paie…
— Et ensuite ?
— Il s’en va…
— Personne à l’horizon ?
— Une vieille dame poste un mandat, et un jeune homme demande la communication pour Montargis…
— C’est tout ?
— Oui. Dis donc, San-A…
— Quoi ?
— J’étouffe, moi, dans cette cabine ! Figure-toi que ça me fait transpirer, et moi comme un idiot qui ai mis ma grosse flanelle ce matin !
— Avec ce beau temps ?
— Tu sais ce qu’on dit, hein ? En mars et en avril…
Je lui cisaille le dicton à bout portant, et, sollicité par son dernier mot, je me mets à fredonner Avril au Portugal.
Nouveau quart d’heure d’attente. La demie vient de sonner à ma montre. Le téléphone reprend l’air fortissimo.
— Allô !
— M. Duponchel ! demande une voix de femme.
— Quoi ?
— Ça n’est pas le café Duponchel ?
— Ah ! pardon, si… Que désirez-vous ?
— Parler à M. Duponchel.
— Il est parti acheter des huîtres…
— Où ?
— À Marennes, je suppose.
L’autre rouspète, mais je me hâte de raccrocher. C’est pas le moment de se laisser faucher la ligne par une tordue qui va raconter la vie de son amie Madeleine pendant cent six heures !
Nouvel appel… Cette fois, c’est Pinuche. Il respire difficilement.
— J’ai comme des vertiges, annonce-t-il.
— Moi aussi gars, ensuite ?
— Toujours rien. Personne n’est embusqué ici… Ce sont tous de vrais clients qui s’en vont quand ils ont fait ce qu’ils avaient à faire…
La déception me fripe l’âme comme du vulgaire papier de soie.
— Continue d’ouvrir tes yeux chassieux, Pinuche ! On ne sait jamais…
— À quelle heure doit-elle passer, la petite Marguerite ?
— Autour de dix plombes…
— J’ai jamais attendu une femme avec autant d’impatience…
— Fais pas de l’esprit, t’as déjà la cervelle qui coule ! Oh ! j’y pense… Il n’y a pas d’ouvrier à proximité du guichet ?
— Non, pourquoi ?
— Souvent on ne prête pas attention à des gens dont la présence paraît normale… Ils se confondent avec les lieux, tu comprends ?… Ce sont des caméléons…
Il ricane :
— J’ai d’assez bons yeux pour remarquer ces caméléons-là, San-Antonio, sois tranquille !
On se quitte provisoirement. Je finis de biberonner ma boutanche de blanc.
Dans ce réduit, je me sens comme un poisson dans l’eau d’un verre à dents. L’énervement me file des frissons et j’ai sur le front une sueur froide qui me fait l’effet d’un casque. Non loin de là, un oisif qui vient de la France d’outre-mer malmène un billard électrique pour lui faire cracher le gros lot, à savoir une partie gratuite ! Cet endoffé prend l’appareil pour un punching-ball et le truffe de coups de poing. Les chiffres s’inscrivent au cadran à une vitesse dépassant celle du son. Ça finit par produire un fracas bizarre, qui, je ne sais pourquoi, me fait songer à une colère de robots !
Le muscadet m’écœure à retardement. Il n’était pas assez sec pour le matin. Je me masse le plexus tristement. Et voilà que le biniou carillonne encore. Cette fois c’est le crémier qui demande combien il doit livrer de pots de yaourt pour midi. Je lui dis d’en apporter douze mille et, comme il manifeste une surprise considérable, je lui explique que « nous » avons un banquet de végétariens.
Je le congédie en appuyant sur la fourche de l’appareil. Nouvelle pause pendant laquelle je grille trois cigarettes. Le placard où je séjourne est enfumé comme le Palais des Sports un soir de boxe.
Je couve le morceau d’ébonite qui m’apporte périodiquement la voix morne de Pinuche. Bonté du ciel, il ne se produira donc rien ! Tout ce micmac savamment échafaudé ne portera pas de fruits ! J’enrage.
Le gars Laroute va me prendre pour un cave. Cette fois, pas de rémission : je vais sombrer corps et biens dans le ridicule nauséabond.
Sonnerie !
Pinuche se racle le corgnolon.
— J’ai une crampe ! annonce-t-il.
J’attends la suite, en l’espérant plus essentielle.
Il poursuit :
— Toujours rien de particulier à signaler. Il est dix heures passées et…
Il y a un silence.
— Et quoi donc, bipède ?
— Voilà Marguerite…
— Tu es sûr ?
— Ben voyons. Elle porte un tailleur en tweed… Ce qu’elle est mignonne, cette petite ! Tu vois, San-Antonio, j’aurais vingt ans de moins…
— Ça ne changerait rien à la question, eh, fœtus prolongé ! Avec une bouille comme celle que tu trimbales, il faudrait que tu sois rembourré avec des billets de dix sacs pour plaire !
— Ça n’est pas gentil, ce que tu dis là…
— Passe la main ! Que fait-elle ?
— Elle va au guichet poste restante…
— Il y a du monde ?
— La postière ! Une grosse brune avec des moustaches !
— Que fait la petite ?
— Elle présente sa carte d’identité…
— Personne à l’horizon ?
— Absolument personne sauf une factrice qui raconte à la dame du téléphone qu’elle est allée chez son frère à Arpajon, dimanche dernier…
— Que se passe-t-il ?
— La moustachue du guichet regarde dans une boîte…
— Ensuite ?
— Elle prend une lettre qu’elle donne à Marguerite.
— Toujours personne d’autre à proximité ?
— Non !
Cette fois, c’est foutu. Bien sûr, je rêve trop. Un criminel comme celui que nous cherchons ne va pas passer des heures près d’un guichet à surveiller les allées et venues…
Pinaud s’est tu.
— Ben quoi, hurlé-je, raconte !
— Tu me prends pour Georges Briquet ! Que veux-tu que je te dise… Marguerite glisse la lettre dans son sac… Sans l’ouvrir…
— Et elle s’en va ?
— Oui… Ah non, attends !
Mon battant se met brusquement à faire du rabe.
— Quoi ? croassé-je.
— La guichetière la rappelle !
— À cause ?
— Attends, je vois mal… Si : elle vient de lui donner une seconde lettre…
Je suis ahuri. Je m’attendais à n’importe quoi sauf à ça… UNE SECONDE LETTRE !
— Et puis ?
— Marguerite la prend… Elle la regarde… Elle paraît surprise…
— Tu parles… Elle s’en va ?
— Non…
— Alors que fait-elle ?
— Elle s’approche d’un pupitre, près de la vitre. Elle va sûrement lire la lettre en question.
Je vous ai parlé déjà de ces petites sonnettes d’alarme qui, parfois, se mettent à vibrer sous ma coiffe ? Eh bien, l’une d’elles me défonce le bol, soudain.
— Pinaud !
— J’écoute…
— Précipite-toi sur elle ! Il ne faut pas qu’elle ouvre cette lettre, tu m’entends ? Il ne faut pas !
— Bon, j’y…
Il ne finit pas sa phrase… Je perçois un bruit terrible dans l’écouteur. Un bruit qui m’arrive également en direct dans l’autre oreille par-delà la rue…
Il se fait une seconde d’un silence affreux. Puis des cris retentissent.
Je bondis hors de la cabine, traverse le troquet. Le patron, les loufiats, les clilles sont sur le pas de la porte, matant le bureau de poste d’où les employés sortent, coudes au corps.
Les vitres du local ont fait des petits… Un désordre indescriptible règne dans la strasse !
Je m’élance, fendant les badauds… Je remonte le flot des fuyards, et je pénètre dans la succursale des P.T.T.
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