Un méchant spectacle s’offre à moi, comme on dit dans les romans couronnés par l’Académie française.
Sur le carreau, il y a le corps de Marguerite affreusement déchiqueté du haut. Pinaud, la moustache tombante, l’œil en virgule, le teint cireux, se tient debout à deux mètres, regardant de tous ses yeux, comme Michel Strogoff avant qu’on lui passe les lampions au fer à friser.
J’avance lentement vers le cadavre.
La pauvre gosse est étalée sur le dos. Il y a un grand trou sanglant au milieu de sa poitrine, et le bas de son visage n’existe plus. Jamais je n’ai vu un mort plus pitoyable. Je réprime une envie de hurler. Ma raison joue au yo-yo.
Je vais m’accouder à un pupitre et, la tête sur mon coude, pousse des grondements bestiaux pour libérer le trop-plein de rage et de chagrin.
Je me raconte des trucs déprimants :
— San-Antonio, tu n’es qu’une vieille pantoufle sans semelle ! Tu es un meurtrier par inconscience ! C’est toi qui a tué cette fille qui ne demandait qu’à vivre… Tu t’en es servi comme appât et le loup l’a eue… Si tu as pour trois ronds de ce qui motive le port de ton pantalon, tu vas te tirer séance tenante une dragée dans le chignon ! T’es plus digne de vivre !
Quelqu’un me touche le bras. Je lève sur ce quelqu’un un visage hébété.
— Faut faire quelque chose, murmure Pinaud.
Il paraît aussi ravagé que moi. Il a déposé son vieil imper qui pue le wagon à bestiaux mouillé sur le cadavre…
Comme des gens s’enhardissent, maintenant que ça ne « pète plus », il les refoule :
— Police, écartez-vous et ne touchez à rien.
Son autorité me redonne de l’assurance. Oui, Pinuche a raison : « faut faire quelque chose » ! Il reste à mettre la main sur l’enfant de salaud qui a maquillé ce coup-là.
J’avise le receveur. C’est un homme trapu, dégarni de la toiture.
— Fermez les portes ! lui dis-je. Et priez votre personnel de regagner ses places !
Il agit.
Je m’agenouille près du corps. La petite Margot tient dans sa main droite un coin d’enveloppe bleue. Je le recueille délicatement et l’insère dans mon portefeuille.
Puis je fais signe à Pinuche d’approcher.
— Toi qui as tout vu, tu peux me dire comment ça s’est passé ?
Il tire sur sa moustache dont l’une des pointes est plus courte que l’autre d’au moins quatre centimètres.
— Je n’ai pas eu le temps de réaliser. Au moment où tu m’as dit de bondir, ça s’est produit. Elle avait le dos tourné… Il y a eu ce bruit horrible, une espèce de fumée… Et puis elle était comme ça.
— Pas d’autres victimes ?
— La téléphoniste, je crois, a été touchée.
Nous recherchons cette dernière et nous la découvrons, en effet, affalée sur une chaise, livide, avec une plaie sans gravité à la tête.
— Préviens l’ambulance !
— D’accord.
Je fais claquer mes mains.
— La préposée à la poste restante ! crié-je.
La grosse moustachue décrite auparavant par Pinuche se présente. Elle pèse deux tonnes et ressemble à une statue de saindoux exécutée par Picasso pour le compte d’un marchand de beurre !
— Je vous préviens, chère madame, l’attaqué-je, que je compte énormément sur votre témoignage pour arrêter l’infâme criminel !
Elle remet en place ses deux gigantesques nichons et m’adresse un pauvre petit sourire frileux.
— C’est affreux, dit-elle.
— Je sais. Vous avez remis une première lettre à cette malheureuse…
— Oui.
— Puis une seconde…
— C’est vrai… J’allais l’oublier parce que l’adresse comportait le nom avant le prénom, ce qui fait que je l’avais classée un peu plus loin…
— Bien. Vous vous êtes aperçue de cette erreur, vous avez rappelé la jeune fille, lui avez donné sa lettre… Comment était ce pli ?
— Très épais…
Elle écarte son pouce de son index d’un bon centimètre.
— Et c’était lourd ?
— Oui, au moins cent grammes…
— Dites-moi, était-ce suffisamment affranchi ?
— Oui.
— Donc vous n’avez pas fait payer de surtaxe à la petite ?
— C’était inutile.
— Avez-vous remarqué le cachet de la poste où fut posté ce paquet-lettre ?
Elle haussa les épaules.
— Non !
— Réfléchissez !
— C’est tout réfléchi, vous savez, s’il fallait qu’on regarde d’où viennent les centaines de lettres qu’on reçoit chaque jour…
Évidemment ! Je prends un peu mes désirs pour la réalité.
— Donc, excepté son poids insolite, vous n’avez rien remarqué de particulier à cette lettre ?
— Non, absolument rien. Elle était bleue… Et c’était du papier glacé très fort.
— Merci…
Je me tourne vers Pinaud.
— Occupe-toi de tout, vieux…
— Où vas-tu ? interroge-t-il.
— Je ne sais pas trop… J’ai besoin de me rafraîchir les idées…
J’ai un dernier regard pour la môme Marguerite… Et je sors.
Le soleil coule sur les façades de Paname. L’air est d’une douceur exquise. Je pense que la petite rouquine ne reniflera jamais plus le printemps de Paris. Une larme me brouille la vue. Je l’écrase comme une punaise, d’un coup de poing vengeur !
Non, il ne faut pas se laisser abattre. Agir ! Voilà le secret ! Agir vite. Ne pas s’affoler… Bien gamberger…
J’entre dans un bar, rue Marbeuf, et je commande un double scotch. Je l’avale et je sens des calories qui me grimpent dans la mansarde. Une petite lueur d’espoir commence à filtrer dans les ténèbres de mon âme [1] La littérature, quand ça vous tient !
.
Et savez-vous pourquoi je renais un peu à l’espoir ? Parce que, dans une certaine mesure — non, ne sursautez pas — j’ai obtenu un résultat. Le meurtrier s’est manifesté. L’enquête est sortie enfin de sa totale léthargie, vous comprenez ?
Certes, je n’ai aucune indication positive et nous avons payé le prix fort, mais ma ruse a forcé le criminel à intervenir. Il l’a fait d’une façon que je n’avais pas prévue ; avec un machiavélisme inouï, mais il nous a prouvé qu’il était là, tapi dans l’ombre, attentif et prêt à intervenir. Il faut retirer ce fumelard de la circulation en vitesse, sinon il y aura encore du grabuge.
— Un autre ! crié-je au barman en veste blanche.
— Double aussi ?
— Naturellement.
Je suis déjà un peu rond et je sais qu’après cet autre scotch je serai tout à fait blindé, mais c’est ce qu’il me faut pour remonter mon handicap.
Je déguste le breuvage, les yeux mi-clos. Ensuite je hèle le loufiat. Il accourt.
— Quinze francs, monsieur !
Je hausse les épaules.
— Avec ça, avant guerre, on s’achetait une salle à manger Henri III !
Ça le fait marrer.
— Essayer de vous doper avec une salle à manger Henri III, m’sieur, vous m’en direz des nouvelles !
— Très drôle !
Je sors mon larfouillet et je tombe sur le morceau de papier bleu.
C’est un angle de l’enveloppe. En l’examinant de plus près, je découvre une trace de tampon encreur.
Le barman danse sur place en attendant que je lui attrique son artiche. Je me fends de deux fafs pour qu’il évacue et je m’abîme dans la contemplation de cet indice. En mettant la flamme d’une allumette de l’autre côté de la feuille de papier bleu, je finis par découvrir trois lettres. Le tampon était mal encré, ou bien le contenu de l’enveloppe l’a empêché d’oblitérer convenablement le timbre. Pourtant j’arrive à déceler « tie ». Il s’agit de la fin d’un mot. Je vous parie une livre de prunes contre un livre de messe que ce mot concerne le bureau de poste d’émission.
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