Il marche prudemment, en biglant de chaque côté, comme pour s’assurer qu’il n’est pas livré à lui-même. Cet oiseau-là n’aime décidément plus sortir sans sa bonne. Pour les cambriolages, il ne se déplace plus qu’accompagné de ses parents.
Il ne me voit pas, ne voit personne et décide de faire son petit turbin en grand garçon. Je le vois s’approcher de la porte principale et fourrager dans la serrure avec une clé qui doit être la bonne, car l’huis s’entrouve en moins de temps qu’il n’en faut à certains chansonniers de ma connaissance pour prouver leur manque d’esprit. Diano disparaît, la porte se referme…
Bon, nous voici : lui au cœur de la place et nous au cœur du problème. Autres images pouvant convenir à la situation : les dés sont jetés, les jeux sont faits, le sort en est jeté, etc.
Je mate les azimuts de mon œil à deux sioux la paire. Je suppose que le gros Bérurier et Charvieux sont dans les parages, en tout cas ils ont travaillé comme des papes [21] Ce qui est une façon de parler naturellement.
car je ne les aperçois pas.
Attendons encore. Cette fois mon impatience confine au suspense. Un homme est en train de cambrioler des coffres protégés par la Défense du territoire, et nous le laissons faire ; premier point bizarre. Cet homme risque sa peau, car sans aucun doute, l’usine est gardée, et nous le laissons faire, deuxième point baroque. S’il réussit son exploit, il portera le fruit de son larcin aux espions qui le font travailler, et nous le laissons faire ; troisième point insolite… Tout ceci dans l’espoir d’alpaguer le réseau ! Vous vous rendez compte de la vitesse du vent ? Si jamais il y a un coup foireux, et il suffit de peu de choses… Nous pourrions embaucher tous les internationaux de l’équipe de France pour nous administrer des coups de savate dans le prose jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus lever la jambe et nous plus nous asseoir.
Ma parole, mon pouls s’affole. J’ai le palpitant qui fait équipe… Et tout ça n’est encore rien ! Comme disait mon vieux camarade de régiment Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne [22] Les bons vicomtes font les bons amis !
qui avait, surtout sous Mazarin, l’esprit frondeur : « Tu trembles, carcasse, mais si tu savais où je vais te mener tout à l’heure, tu aurais les flubes bien davantage. »
Car, tout à l’heure, il va se passer quelque chose. Je le sens !
Je le sais ! Mon être est averti de la fiesta, comme les animaux sont avertis de l’imminence d’un cataclysme… Je voudrais pouvoir visser un gros piton dans le ciel afin d’y suspendre le temps. J’ai eu tort de laisser s’accomplir ce sale turbin… Je donnerais la moitié de vos économies, plus dix pour cent pour le service s’il m’était permis de rebrousser chemin… Peut-être qu’au lieu de relâcher Diano avec les honneurs de la guerre j’aurais dû le passer à la grande purge, manière de voir s’il avait des choses intéressantes à me confier pour publier en tête de ma cinquième colonne.
Enfin bref, il est trop tard !
Je me secoue… Que diable, je suis un homme d’action, oui ou non ! Même que je suis coté en Bourse, les dames vous le diront !
* * *
Une petite heure s’écoule goutte à goutte dans la nuit fraîche. L’automne met des écharpes de brume aux branches des arbres précocement dénudés [23] Cette phrase lamartinienne pour vous prouver que je peux faire dans tous les genres.
. Un couple d’agents cyclistes passe, emmitouflés dans des cache-col tricotés par mesdames. Ce qui prouve que si une hirondelle ne fait pas le printemps, deux hirondelles n’y parviennent pas davantage.
Les deux gars de la pédale s’éloignent dans un lointain aqueux (à bicyclette). Le quai redevient apparemment désert. Pas un bruit, pas un son, toute vie est éteinte, mais on entend parfois, comme une morne plainte… Celle du vent jouant, comme un enfant de mutin, avec les branchages d’où la sève s’est retirée sans laisser d’adresse.
Je suis saisi d’un doute : l’équipe Bérurier-Charvieux est-elle là ? Il semble que le quai soit totalement vide… Il est vrai que pour la planque ils en connaissent long comme un traité sur l’énergie sidérurgique et son application dans les moulins à café de demain.
Pas trace non plus des gens qui tirent les ficelles, à savoir Grunt et ses équipiers discrets. M’est avis que tout le monde se déguise en courant d’air ou en caméléon dans ce circus !
Lorsque la grande aiguille de ma montre a fait sa révolution sur le cadran, la porte de l’usine se rouvre et mon zigoto réapparaît. Il est plus furtif qu’un souvenir polisson et il se met à foncer dans la partie obscure du quai, la tronche rentrée dans les épaules… Il marche vite, sans courir cependant… Il semble avoir peur… Oui, pas de doute, il est terrorisé… Je lui laisse du champ et je démarre en douceur.
Je roule sur le trottoir de terre afin de rester sous le couvert des arbres… À quelques mètres de moi, la silhouette étroite de l’Italien suit la bordure de l’ombre. De temps à autre, elle traverse une zone de lumière blafarde et j’aperçois le panache blanchâtre de sa respiration… Nous parcourons de la sorte une cinquantaine de mètres… Bien que le moteur de ma bagnole soit silencieux, il fait tout de même un certain bruit perceptible pour l’ouïe tendue de Diano. Seulement l’Italien ignore si c’est une voiture amie ou ennemie qui le file…
Soudain, il se cabre. Dans l’ombre, devant lui, se tient une seconde auto, tous feux éteints… Il marque un temps et s’écarte pour passer. J’ai reconnu la bagnole au premier coup d’œil : c’est la traction du service. Dedans j’aperçois vaguement deux silhouettes… Béru et Charvieux. Ils sont plus champions encore que je ne me le figurais. Pour venir se ranger à cinquante mètres de moi sans que je m’en aperçoive, faut être quelqu’un de doué !
Je les double doucement et je leur fais un petit signe par la portière. Ils pigent et démarrent en trombe… Ils dépassent Diano, foncent sur le quai vide afin de repérer si la voie est libre… Comme ça, c’est mieux…
Nous continuons d’avancer, Diano et moi… Maintenant il va au trot, son nécessaire sous le bras… Sacrebleu, pourquoi a-t-il une telle frousse ? Il sait bien que les roussins sont là… Alors ? Que redoute-t-il ? Les autres ?
Soudain, comme il traverse une zone de lumière, un éclair déchire la nuit [24] Rien ne se déchire plus facilement que la nuit.
. Une détonation très faible ponctue cet éclair et Diano culbute comme s’il venait de rater la bordure du trottoir.
J’arrête mon carrosse et je saute de la guinde en sifflant dans mes doigts… Je m’approche du corps inanimé. Diano a morflé une praline en plein bocal. Ça lui a fait sauter la calotte et sa bouille ne ressemble plus à grand-chose de présentable. Il est mort comme un filet de hareng.
Je me redresse au moment où arrive en trombe la bagnole de mes deux cascadeurs.
Bérurier en jaillit. Il a un pan de sa chemise passé par-dessus son pantalon et son chapeau cabossé lui donne l’air d’un épouvantail en vacances.
— Merde, ils l’ont buté ! brame-t-il de cette voix forte et basse qui lui a valu des propositions de la Scala de Milan.
— Le coup de feu est venu du côté de la Seine, lancé-je… Garde le corps… Charvieux, fonce jusqu’au pont pour pouvoir examiner la berge…
N’écoutant que mon courage, je dégaine mon P.38 et je file en direction de l’escalier conduisant à la Seine…
À une bonne distance de moi une ombre se profile… Cette ombre trace droit vers la flotte. Le meurtrier a-t-il envie de se buter, son forfait accompli ?
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