Ladanlosse m’apprend en outre que le Méhariste avait trouvé une place de chauffeur chez un nommé Iachev, ce qui n’est pas fait pour me surprendre, ni, je l’espère, pour vous étonner. Je mords parfaitement la trajectoire : ce forban en rupture de geôle vient dans la résidence qui lui est assignée (et il pourrait tomber plus mal !). Il commence par se maquer avec la pétasse du coin. Ensuite il trouve un job chez un patron pas ordinaire (qui se ressemble s’assemble) lequel, découvrant son pedigree, tire parti du personnage pour les besoins de son organisation… Oui ! Je pige ! La brume se déchire !
— L’adresse de la demoiselle, s’il vous plaît ? dis-je brusquement.
L’adjudant-chef compulse un carnet fortement moleskiné dans lequel il inscrit ses dépenses, des recettes de cuisine et les numéros des dixièmes de billets de loterie nationale achetés en participation avec son supérieur hiérarchique et son subordonné le plus direct.
La fin du carnet-fourre-tout a été aménagée en répertoire. Il ouvre à la lettre « L » et déclame d’une voix de baryton-constipé dont certaines inflexions rappellent Chaliasexe :
— Lagenouille ; Lavertu… Voilà, voilà…
Étant presbyte de naissance et presbytérien de religion, il recule le carnet pour mieux lire.
8, rue Nico… Nicola… Nicolai…
« Je vous demande pardon, commissaire, c’est un tréma ou des crottes de mouche, là, au-dessus du I ?
— Un tréma !
— En somme, ça donne Nicolaï ?
— Indubitablement, et je vous remercie.
La rue Nicolaï est peu passante, ce qui fait qu’il n’y passe pas grand monde. Elle mesure vingt-cinq mètres de long sur deux de large. Le 8 est un ancien magasin de photographe, lequel photographe a dû faire faillite car les noces ne pouvaient s’engager dans sa voie étroite. Une entrée le flanque. Au fond d’un couloir ombreux s’amorce un escalier de bois recouvert de linoléum. Les marches ululent sous le poids de Bérurier. L’unique porte de l’unique étage porte une inscription à la peinture :
Virginie Lavertu
Manucure
Elle a une drôle de façon de faire les pognes, Virginie. D’ailleurs, je dois à la vérité de signaler qu’un client facétieux a biffé à la craie le premier « i » de son prénom pour y substituer un « e », lequel, bien que muet, dit assez bien ce qu’il veut dire.
Nous frappons trois petits coups discrets afin de mettre la rosière en confiance. Un silence résolu nous répond. J’insiste une fois, deux fois, trois fois, et, personne ne poussant les enchères, j’adjuge la serrure à mon sésame.
C’est un amuse-gueule pour cet instrument breveté S.G.D.G.
Nous voici dans un vestibule décoré de photos galantes.
— Y a quéqu’un ? s’informe Béru que l’endroit émoustille.
Mais y a toujours personne. La visite des lieux est rapide. L’appartement ne comporte qu’une cuisine-salle d’eau (l’évier et un violon de faïence composant la seconde partie du mot composé) et une chambre bourrée de japoniaiseries. Le lit en a vu de dures (de même que des vertes et des pas mûres), il est incurvé en son milieu comme si Bérurier y avait passé trois ans de convalescence.
Quelques livres de chevet (dont les titres garantissent la profondeur psychologique : « Introduction de ma vis dévote » avec illustrations en couleurs et hors-textes en caoutchouc, « Le garde champêtre amoureux » ; « Mouille ton doigt pour tourner la page », etc.) s’empilent sur la cheminée.
Je note que la chambre est en ordre, très propre, avec juste ce qu’il faut de poussière pour qu’on puisse dessiner des cœurs sur les meubles.
— C’est un vrai nid d’amour ! roucoule ce vieux coucou de Béru avec délectation. J’y passerais bien un véquende, parole !
Il dépose ses Bayonne entre les bras d’un fauteuil placé face à l’armoire à glace (pour la commodité des plans kinescopés) et y mire sa face apoplectique avec une certaine complaisance, poussant le narcissisme jusqu’à arranger en forme d’accroche-cœur la mèche poisseuse qui orne son front.
— Tu trouves pas, murmure-t-il, que je ressemble à Napoléon ?
— Tout au moins à son dargeot, consens-je.
J’ouvre l’armoire, arrachant ainsi l’aimable reflet de Béru. Dans ce fauteuil, le Gros ressemble plutôt à un roi fainéant (au plus cossard de tous). Dans le meuble transformé en penderie, je déniche quelques robes, un manteau minable, ainsi qu’un complet et un imperméable d’homme. Geste doucement professionnel : je fouille les poches proposées à ma cupidité policière. Dans celles du complet, je déniche un mouchoir dont usa une personne enrhumée, de la monnaie menue, deux cigarettes américaines et un stylomine. Celles de l’imper ne recèlent qu’un gant de peau. Je l’examine attentivement et, par acquit de conscience, je cherche son frangin, mais en vain. Le Gros qui suit mes faits et gestes intervient :
— Tu le reconnais pas, ce gant, San-A. ?
C’est pour moi un trait de lumière.
— Sapristi ! C’est le jumeau de celui que nous avons trouvé sur la voie ferrée le jour de l’attentat ?
— Que « j’ai » trouvé ! précise Béru.
Je glisse l’étui à salsifis dans ma poche. Voilà qui peut devenir une pièce à conviction capitale pour inculper le Méhariste de meurtre.
— Où en sommes-nous, maintenant ? demande mon collègue en curant son oreille avec une allumette d’un geste gracieux.
En attendant ma réponse, il considère le résultat de ses fouilles à la lumière du jour et le dépose soigneusement derrière le revers de sa veste.
Je suis en arrêt devant la cheminée. Elle est surchargée de photos de famille. Tous les ascendants de la môme Virginie sont là, au complet, à la regarder soulager l’humanité souffrante. Il y a ses grands-parents, ses parents, un militaire qui doit être son frère, une vieille à bésicles qui devrait être sa tante Eulalie, et puis Virginie soi-même, à moult époques de sa p… de vie. Elle sortant de l’école. Elle photographiée aux côtés d’un berger allemand, puis au bras d’un Allemand (sous-officier s’il vous plaît ! ça pose !). Virginie en gendarme (cliché de fête foraine) ; Virginie à Paris, sur les boulevards. Toute sa famille réunie a l’air bien heureuse de lui voir faire son chemin, à cette petite. Et les messieurs qui se succèdent ici sont très contents d’avoir l’approbation des parents. L’amour en famille, c’est ce qu’il y a de mieux. Ça leur fait du bien de voir le culte de Virginie pour les siens.
Ils ont le sentiment délicat de s’intégrer à une communauté. Ce sont les gendres putatifs du couple honnête, aux regards émouvants braqués sur l’objectif, dans l’attente du petit oiseau.
— Toi, fait le Gros, émerveillé, tu penses à quelque chose.
— Moi, oui ! dis-je en empochant l’une des photos de la môme Lavertu.
— Elle est plutôt tartignole, non ? fait Béru en s’approchant. On dirait qu’elle louche, ou alors c’est un reflet dans ses lunettes ?
— Ça ajoute à son charme, dis-je. Ceux qui grimpent ici sont honorés par ce strabisme convergent, ils mettent ça sur le compte de l’extase. Bon, on y va !
— Où ?
Je n’ai pas l’heur de lui répondre. Un bruit caractéristique se fait entendre sur le palier : celui d’une clé fourrageant dans la serrure. Le Gros va pour me faire remarquer la chose mais je le stoppe en mettant un doigt devant ma bouche.
Je lui désigne un recoin, entre l’armoire et le mur, il s’y blottit. Moi-même je me plaque contre la cloison. Il n’est que temps : un pas retentit dans le vestibule. La porte de la chambre s’ouvre, une silhouette paraît. Je reconnais, bien que ne le voyant que de profil, le Méhariste. Il tient une valise qu’il jette sur le lit. C’est le moment que je choisis pour intervenir. D’ailleurs, il n’est que temps, car le gredin a éventé une présence et se retourne. Il prend ma cacahuète number one au menton. En guise de flocons d’avoine, je vous la recommande pour-quand-vous-z’avez-du-monde. Travail propre, sans bavure. Monsieur a les genoux qui font le casse-noix et sa tête dodeline. Le Gros, qui a toujours son mot à dire dans les grandes circonstances, profite de ce que notre homme est à sa portée pour lui filer la manchette complémentaire sur la glotte.
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