Le dabe me contemple de ses petits yeux vacillants de termite débouchant à l’air libre.
— Je sais à quoi tu penses ! fait-il.
À quoi bon battre à niort.
— Ben oui, qu’il soupire, le San-Antonio voluptueux. Qu’est-ce que tu veux, mon pauvre Papin, c’est scié, c’est scié. Depuis le début, je l’ai sentie foireuse à souhait, cette histoire. J’ai pas l’habitude des échecs (moi, en effet, c’est les dames ma longueur d’onde, je vous le répète) aussi ça me rend patraque…
— C’est pas scié du tout, fait le blessé d’une petite voix crachoteuse issue des profondeurs de son blindage.
Je connais mon Pinuche. S’il dit ça, c’est qu’outre son traumatisme il a une idée de derrière la tête.
— Vas-y, tu m’intéresses.
— Quand l’auto m’a bombé dessus, j’ai tourné la tête en la sentant venir, l’instinct, tu comprends ?
— Bon, alors ?
— L’espace d’un éclair j’ai vu le chauffeur, San-A., tu saisis ?
Je n’ose plus questionner. J’ai la margoulette qui s’obstrue et les amygdales qui se collent comme des caramels par cinquante à l’ombre.
— Je l’ai vu, je l’ai reconnu. Et je peux te dire qui c’est ! poursuit l’autre bonne truffe.
Il est cassé comme un biscuit, Pinaud, mais il faut qu’il fasse du texte. Derrière ses métrages de gaze, il minaude ; il joue les taquins !
— C’est le Méhariste ! fait-il enfin, voyant que je n’entre pas dans le jeu.
Je sursaute !
— T’as eu des berlues, bonhomme ! Le Méhariste est à Clairvaux où il tire dix ans d’établi.
— Je te dis que c’est le Méhariste ! Des billes comme la sienne, y en a pas des ch… Je l’ai aperçu une fraction de seconde, il portait des lunettes noires et un chapeau rabattu sur le devant, mais tu peux me croire : c’était lui.
Je contemple le chapeau de Pinaud accroché à une patère dans la chambre anonyme de l’hosto. Son bada innommable est tout cabossé.
Il me colle de l’humidité sous les paupières, brusquement. Ce vieux bitos, c’est tellement Pinaud. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?
Je ne sais pas si Pinaud en a une, peut-être que son âme c’est ce chapeau incolore (mais pas inodore) qui ne coiffe plus qu’une tige de métal.
— À quoi tu penses, San-A ? chuchote mon copain. À quoi tu penses, tu as l’air tout chose, tout d’un coup ?
Je me racle la gorge.
— Je pense à toi, Pinaud.
— À moi ! fait-il, surpris et incrédule, à moi ! Tu plaisantes ?
Je me lève. L’heure n’est pas à l’émotion. Si je me mets à devenir fondant, je n’ai plus qu’à changer de turbin et à élever des perruches sur le quai de la Mégisserie.
— À bientôt, Pinuche…
— À bientôt ! répondit-il. Dis à Béru qu’il vienne me voir !
Il a hâte d’épater le Gros avec ses malheurs. Le sort vient de lui octroyer un bon taf de matière première et dans le fond il est tout heureux, le vieux crabe.
— Je lui dirai.
— Et n’oublie pas le calva, tu peux pas te figurer ce que j’en ai envie !
CHAPITRE XVI
Ce qui s’appelle prendre du bon temps
Coup de grelot à Mathias, dit le fichier vivant, l’homme qui vous fait le portrait parlé d’Adam et qui vous raconterait la vie de votre arrière-grand-père pour peu que vous lui montriez la photo de votre arrière-grand-mère.
— Dis voir, Mathias, le Méhariste, où il en est ?
Une merveille de la nature, ce Mathias. Il se donne même pas la peine d’ouvrir un dossier. Il récite, comme ces mecs qui vous débitent l’Annuaire des téléphones : « Sorti de Clairvaux il y a deux mois à la suite d’une remise de peine pour bonne conduite. »
— Et depuis ?
— Zéro. Il n’a plus fait parler de lui.
— Il est bien triquard, non ?
— Oui, pour cinq piges encore !
— Résidence ?
— Officiellement, Rambouillet… Mais…
Je m’essuie le front avec le combiné.
— Attends, tu me files des vapeurs !
C’en est trop. In petto je salue profondément Pinaud. Si nous parvenons à solutionner cette affaire, ce sera grâce à lui.
— Vous êtes toujours en ligne, m’sieur le commissaire ?
— Et comment. Dis-moi, Mathias, si le Méhariste se tient peinard depuis deux mois, c’est qu’il a trouvé une sinécure. S’il a une sinécure, il veut la garder, donc il souscrit aux exigences de la loi et se présente régulièrement à la gendarmerie de Rambouillet pour faire viser ses fafs ?
— Certainement.
— Donne l’ordre aux archers de le coffrer dès qu’il ira les voir. Et s’ils le rencontrent auparavant, qu’ils l’embarquent et nous préviennent. Même consigne à tous les poulets de Pantruche !
— Bien, m’sieur le…
Je raccroche.
Pour passer le temps (puisqu’il travaille pour moi) je me fais amener le pedigree du Méhariste — ainsi surnommé parce qu’il a servi dans les troupes coloniales, vous l’avez deviné grâce à cette intelligence débordante qui vous a valu un emploi de balayeur aux établissements Latrine. Le monsieur se nomme en réalité Jean Broctasseur. Il a trente-deux ans, une partie de ses dents, une frime de salaud qui ferait frissonner un tigre et une cicatrice au coin de la bouche, ce qui semble élargir démesurément celle-ci. Il a fini ses études dans une maison de correction qui n’a rien corrigé du tout.
Comme états de services, on note une condamnation pour proxénétisme, une autre pour vol qualifié, une troisième pour attentat à main armée. Bref, c’est le chouette panachage des malfrats qui cherchent leur voie, et qui finissent par découvrir (un matin) qu’elle passe par la lunette de la Veuve.
J’aime bien me rendre compte par moi-même du pourquoi du comment des choses, aussi n’hésité-je point à faire le voyage Pantruche-Rambouillet pour renifler de près la vie édifiante du bienheureux Jean Broctasseur, dit le Méhariste.
Comme il me faut toujours un repoussoir (les vedettes sont commako) je réquisitionne l’effroyable Béru lequel sort de sa biture comme une pécheresse sort du confessionnal.
Afin de surmonter son ivresse, il s’alimente. C’est un camembert qu’il sacrifie en holocauste sur l’autel de Bacchus. Un brave vieux calandos de vitrine qui s’échappe de sa boîte par tous les orifices.
— Dis donc, Gros, soupiré-je, il roule sur la jante, ton camembert.
Béru ne se démonte pas.
— Je les aime comme ça ! affirme-t-il.
Et de commenter.
— Qu’est-ce qui compte dans le pain ? La croûte, non ? Eh ben, dans le fromage c’est pareil. J’ai lu un article dans le Réhadère-Digeste comme quoi tout le bon d’un frometon se tient à la surface : les aumônes ; l’auréole micine ; la pénis cilline, tout, quoi !
Je les embarque, son camembert et lui, dans ma chignole et je prends la route de Rambouillet, non sans avoir chargé l’agent Tilhomière de porter au principal Pinaud le flacon de calva tant désiré. Vous le voyez, je respecte mes serments, surtout les serments du jus de pomme (il n’est pas fameux, çui-là, mais il m’a échappé).
Un gai soleil miroite sur les frondaisons verdoyantes de la forêt lorsque nous passons le panneau indiquant que nous nous trouvons sur le territoire où l’élite de la diplomatie mondiale tire sur des faisans républicains. Je vais directo à la Gendarmerie Nationale où l’adjudant-chef Ladanlosse me reçoit avec tous les honneurs dus à mon rang.
Il a reçu le message de Mathias et ses pandores draguent dans les environs avec l’espoir de rencontrer le Méhariste.
Je l’interviewe sur le mec et il m’apprend que l’ex-pensionnaire de Clairvaux s’est réellement installé à Rambouillet où il s’est mis en ménage avec Virginie Lavertu, une fille à la cuisse légère qui fait les beaux soirs des messieurs solitaires de Rambouillet.
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