Bon, je poursuis « l’esposé ». Lorsqu’ils ont été au sommet de l’escadrin, le type en question a balancé la gosse de toutes ses forces dans le vide. Elle s’est assommée. Si elle n’était pas cannée illico, il ne restait plus à l’agresseur qu’à lui cogner la frime sur le carrelage jusqu’à ce qu’elle reste… sur le carreau.
Maintenant, je le répète, il est possible que la gosse se soit fichue elle-même par-dessus bord. Souvent, pour se casser la hure on n’a pas besoin d’être deux. Quoi qu’il en soit, elle est morte, et de ce fait ne peut plus me renseigner…
Pauvre môme !
Je lui adresse un dernier regard, un ultime souvenir, puis je repars sans éteindre ni la lumière ni la radio.
La nuit est de plus en plus froide. Sur la strasse on a collé un panneau : « Attention ! verglas » Tu parles !
Pinuche est au bureau, claquant des dents avec énergie.
— Cette fois, j’ai une congestion, me déclare-t-il avec un je ne sais quoi de provocant.
— Et Bergeron ?
— Il a passé l’après-midi à son bureau rue de la Bourse, ensuite il est rentré chez lui. Il a rentré sa voiture au garage. Donc il ne va pas ressortir. Tu n’espérais pas que j’allais passer la nuit devant sa porte ?
— Pinaud, murmuré-je, l’ombre de la retraite anticipée se profile à ton horizon. Tu manques de conscience professionnelle.
Alors là c’est le grand cri dans un établissement où ce genre de manifestation vocale n’est point rare.
— Je ne te permets pas, brame le diminué. Tout autre que moi-même serait dans son lit en ce moment, avec des sulfamides…
La sonnerie du bignou interrompt sa diatribe médico-revendicative.
C’est Béru.
Il est de mauvais poil.
— Dis donc, marmonne-t-il, ton jules que tu m’as donné à suivre…
— Eh bien ?
— Je ne peux pas le suivre !
— Explique ?
— Pour suiv’ quéqu’un, il faut qu’y se déplace, non ? Cézigue, c’est un vrai bec de gaz. Voilà cinq heures qu’il est assis dans un bistrot de l’avenue Junot, à taper les cartons avec d’autres potes. Y se lève que pour aller pisser. Moi je tapine sur le trottoir, à essayer de mater ses carrés de neuf à travers les rideaux…
— Il est allé directo au bistraque en partant de Saint-Denis ?
— Non. L’est allé dans un restaurant du boulevard Pereire rejoindre une grande blonde avec qui qu’il a bouffé. Ensuite il l’a déposée rue Godot-de-Mauroy où qu’elle exerce. Après de quoi il s’est amené dans son bistrot. Que fais-je ?
— Attends, mon joufflu, je gamberge.
C’est toujours dans les cas d’urgence que les trouvailles géniales affluent à mon esprit.
— Dis voir, la bagnole du mec est dans les parages ?
— Elle est près du cimetière Montmartre, oui, à cause ?
— Tu vas aller la lui faucher.
— Hein ?
— Sur les 203 y a pas de clé de contact, j’espère que notre petit camarade n’a pas mis un antivol sur la sienne, ce qui serait un comble.
— Qu’est-ce que j’en fais ?
— Tu la driveras jusqu’au bois de Boulogne, à l’angle de la route de la porte Saint-James et de la route de Neuilly, tu vois où c’est ?
— Je vois, ensuite ?
— Ensuite tu passeras au bureau et l’abominable Pinaud qui est à plat te filera les instructions nécessaires pour la surveillance d’un client à lui.
— Quand c’est que je bouffe dans tout ça ?
— Tu auras droit à des sandwiches, je téléphone au bistrot d’en bas pour qu’on te prépare une collation.
— Une collation ! mugit le Diplodocus. Est-ce que j’ai une gueule à me nourrir de collations ?
Je raccroche sans en écouter davantage.
Ça y est, cette fois on est parti pour la gloire. J’ordonne à Pinuchet d’attendre son collègue et je saute dans ma M.G. Direction rue Godot-de-Mauroy.
En arrivant sur le terrain de manœuvre de Marie-Thérèse j’ai un coup au cœur en n’apercevant pas cette honnête ouvrière de l’amour. Est-elle repartie dans ses foyers ? Auquel cas mes projets tombent à l’eau avec un bruit mat.
Je suis en train de désespérer à cent francs de la seconde lorsqu’elle réapparaît. Elle sort d’un petit hôtel flanqué d’un vieux monsieur grave qui vient de se payer de l’extase après avoir caché sa Légion d’honneur, son alliance et son portefeuille dans ses chaussettes.
Elle lui serre civilement la main en lui disant : « Bonsoir, mon lapin, bonne rentrée, prends pas froid » et va pour reprendre son activité lorsque j’attire son attention par un petit appel de phares. Elle reconnaît ma chignole et s’approche avec aux labiales un sourire dont un pied à coulisse seul pourrait nous donner une idée précise des dimensions.
— Tiens ! c’est vous ! Quel bon vent ?
— Monte, belle blonde !
Elle s’introduit dans mon baquet et, tandis que je démarre, me chuchote :
— Vous savez, j’suis blonde que quand je sors de chez le coiffeur.
Je m’abstiens de lui dire que sa vie privée ne m’intéresse pas. Elle serait déçue car je la soupçonne d’éprouver un faible pour le valeureux policier qui lui sauva la vie.
— Où on va ? demande-t-elle, voyant que je ne réagis pas.
— Casser une croûte ensemble, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Elle n’en revient pas.
— Vous blaguez ?
— Pas du tout !
— C’est que…
— Oui ?
— Alfredo vient me relever à dix heures. S’il me voit pas…
— Je vais lui téléphoner pour lui dire que j’ai besoin de votre déposition.
Du coup, entièrement rassurée, elle se laisse aller à une joie délirante.
— Vous alors, vous êtes un poulet pas ordinaire. Ah ! on peut dire que vous êtes quelqu’un…
Tout en l’écoutant babiller, je retourne au bureau pour arrêter mon dispositif d’urgence. Je la laisse dans la chignole en lui annonçant que je monte téléphoner à son jules.
Le Gros vient d’arriver et il rouscaille en apprenant qu’il va passer une partie de la notche dans une bagnole à surveiller l’immeuble d’un bourgeois.
— Tu as fait ce que je t’ai dit ?
— Oui, mon prince.
— Tu as pu engourdir la bagnole facilement ?
— Un peu. Elle t’attend.
— Bon.
Je passe dans le bureau voisin. Pâquerette et Mathias, le rouquin devisent sur un sujet toujours d’actualité : le cancer. Pâquerette, qui bouquine tous les journaux médicaux, en sait long comme une pièce de Claudel sur la question et fait à son collègue une véritable conférence.
— Boulot, mes amis, interviens-je, la question chou-fleur n’est, Dieu merci, pas encore à l’ordre du jour.
— Savoir, marmonne sinistrement Pâquerette. J’ai un début de goitre sur la gauche.
— Faites du violon, mon vieux, ça le soutiendra. Je viens de m’embarquer dans une aventure que je n’ai pas le temps de vous narrer. Pâquerette, vous prendrez une bagnole et irez au bois de Boulogne. À peu près à l’angle de la route de la Porte Saint-James et de la route de Neuilly, vous verrez une 203 arrêtée. Vous vous posterez à quelque distance de ce véhicule et vous empêcherez quiconque d’en approcher excepté moi, compris ?
— Bien, commissaire.
— Toi, Mathias, à partir de dix plombes et demie, tu iras avenue Junot dans un bar qui s’appelle le « Bar Beau ». Là tu demanderas après un certain Alfredo. S’il n’est pas encore arrivé tu l’attendras. Et quand tu seras en présence du monsieur tu l’arrêteras.
— Je n’ai pas de mandat d’amener…
— Je m’en fous, amène-le-moi tout de même. D’ailleurs il te suivra, tu lui diras simplement que c’est au sujet de Marie-Thérèse et il ne fera pas de rébécca.
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