« Voilà, c’est tout, mes fils. À bientôt. »
— Vous en avez mis du temps, remarque M.-T. lorsque je remonte en M.G. Alfredo ruait dans les brancards ?
— Même pas. Seulement son bistrot sonnait pas libre. On y va ?
Je drive la Grande Mademoiselle rue Monsieur-le-Prince, dans une boîte à couscous réputée. On s’installe dans un décor mauresque devant des porcifs de semoule et de mouton qui, elles, sont plutôt de style Haute-Époque. La douce enfant est à la fête. Elle se confie à moi, le mascara aidant.
Une vie en coin de rue bombardée, les gars. Le dabe picolait, la mère faisait le ménage des autres et des enfants à tous ceux qui lui passaient la commande. Du vrai Georges Ohnet en bouteille ! À quatorze ans, M.-T. se faisait déberlinguer par le louchébem du quartier, etc.
La vie commune avec Alfredo ? Tout ce qu’il y a de commun ! Le monsieur aux écailles est un égocentriste qui ne songe qu’à sa satisfaction personnelle. Il la dérouille juste pour se faire la pogne, par hygiène, car il faut bien faire un peu de culture physique lorsqu’on veut se conserver en forme.
J’arrose son verbiage à tout va. Lorsqu’elle attaque sa dernière saucisse au piment elle est vachement partie, l’arpenteuse d’asphalte. J’en arrive à la question qui me démange comme une éruption d’eczéma sur la montagne pelée.
— Dis, beauté, ce Boilevent qui a essayé de t’étrangler, tu ne l’avais jamais vu ?
Elle lève sur moi de grands yeux aussi limpides que deux flaques d’eau dans une cour de ferme.
— Jamais. À cause ?
— Je me disais qu’il t’avait peut-être déjà grimpée ?
— Penses-tu !
Elle se reprend.
— Tu permets que je te tutoie ? bredouille-t-elle.
— Je vous en prie.
Elle avance sa main de masseuse sur ma jambe de zouave et me file une caresse délicate, hors tarif.
— Tu veux que je te dise, mon petit flic ? Toi t’es un marrant. Tu ressembles pas aux autres. D’abord t’es beau gosse. Ensuite t’as de l’esprit… des bonnes manières… du charme…
— Arrête ! dis-je, je ne veux pas me marida.
En loucedé je louche sur ma montre.
Maintenant il est dix plombes. M’est avis, mes joyeux croque-morts, qu’il est temps de penser aux choses sérieuses.
Je puise dans ma poche deux petites pilules. J’en pose une devant l’assiette vide de la gosse et une autre devant la mienne.
— Qué Zaco ? s’inquiète l’exploratrice de slips Éminence.
— Un truc épatant pour dissiper les effets du couscous.
Je nous verse une nouvelle rasade et, avec la dextérité d’un prestidigitateur je fais mine de gober ma pilule.
— Chaque fois que je bouffe épicé, je me tape une praline comme ça. C’est mon pharmago qui m’a conseillé ce produit. Grâce à ça, tu peux avaler deux kilos de clous de tapissier sans t’en apercevoir…
Elle se marre et avale la pilule. C’est étrange comme les gens, à notre époque, sont friands de pharmacie. C’est à qui fera becqueter à l’autre son produit personnel.
— Encore un peu de vitamine B12, chère amie ?
— Essayez de prendre du Sanogyl. Attendez, je vais vous l’écrire.
Bientôt, au lieu d’envoyer des gâteries enrubannées aux gonzesses, on leur filera un tube de somnifère ou un flacon de sulfamides en y joignant sa carte.
« Pour votre pylore défaillant » ou bien « Dragées de ce purgatif chaque matin, pour vous obliger de penser à moi » ou encore, (pour les anniversaires) « Ce tube de vermifuge contient autant de cachets que vous avez de printemps. »
Croyez-moi, mes frères, l’avenir n’appartient ni aux confiseurs ni aux fleuristes, mais aux pharmaciens. On vendra des produits blancs pour les fiançailles et les mariages, bleus ou roses pour les jeunes filles, cerclés pour les joueurs du Racing et noirs pour les personnes en deuil.
Le mal du siècle, c’est ça : l’homme a pris conscience de l’organe. Et c’est la bagnole qui est à l’origine de cette phobie. En se développant, l’industrie automobile a inculqué au citoyen du vingtième siècle comme à celui du vingtième arrondissement le principe du « fonctionnement ».
Le garagiste, c’est le grand révélateur de l’après-guerre. Il a appris à l’homme de la rue ce qu’est un carburateur, des bougies, des cylindres, des vis platinées, des amortisseurs, des freins à disque, un filtre à huile, une bobine, une courroie de ventilateur, une batterie et un arbre à came. Avant la saison des fours crématoires, l’homme ne se posait pas de questions. Quand il possédait une auto, il se contentait de verser de l’eau par un orifice, de l’huile par un autre, de l’essence par un troisième. De même, pour vivre, il mangeait, dormait, s’achetait du papier hygiénique sans chercher à démultiplier ces différentes fonctions. Et puis, un jour, il a ouvert le capot de sa bagnole parce que son garagiste l’avait pris pour un c… et ç’a été le commencement de la fin. Il a eu LA révélation. Il a su que le corps humain est un moteur. Son optique s’est trouvée chamboulée. Il s’est dit, le rescapé des premières années 40 : bielles = jambes ; allumage = cerveau ; bobine = foie ; vis platinées = cœur, etc. Notre ère venait de subir une transformation déterminante : le garagiste venait d’introduire le pharmacien !
— À quoi tu penses, mon loup ? s’inquiète M.-T. d’une voix visqueuse.
— Je pense, fais-je, sobrement. Je ne suis pas seulement le Casanova de la Rousse, je suis également son Pascal.
Là-dessus, comme j’ai une voix bien timbrée, je demande l’addition. Comme j’ai de l’autorité, je l’obtiens. Comme j’ai de l’honnêteté, je la règle.
— Tu viens, ma douceur ?
— Où ? susurre la friponne patentée.
Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Que je vais aller lui jouer du luth ?
— On va faire une petite balade pour dire de s’aérer les éponges.
— Comme tu voudras, assure cette langoureuse langouste.
On déhotte au ralenti. Au bout de cinq cents mètres, Mlle « Tu-montes-chéri » commence à dodeliner de la tête.
Au bout d’un kilomètre, elle en écrase sérieusement. C’est pas du boulot de grande série, mais du solide produit artisanal. Vous pouvez tirer dessus, ça ne bouge pas. Ma pilule était de first quality et l’aimable personne en a pour plusieurs heures à se faire porter absente.
Je mets toute la gomme en direction du Bois.
L’allée est déserte. Seule, la petite tache rouge du feu de position de la 203 troue l’obscurité. J’arrête ma chignole devant celle d’Alfredo, je descends et je vais ouvrir la portière de la 203 côté passager.
Illico, une ombre jaillit de l’ombre. Une ombre qui pue l’alcool camphré et l’antiseptique. Celle du souffreteux Pâquerette.
— Haut les mains ! enjoint-il.
Connaissant sa maestria dans l’art de manier un soufflant, je m’empresse de mugir :
— Pas de blague, Pâquerette !
— Oh ! commissaire… Dans cette obscurité…
— Écoutez, mon vieux, fulminé-je, perdez l’habitude de balancer le potage sur le premier gars qui vous paraît se balader avec une carte d’identité périmée.
Il se renfrogne.
— Aidez-moi, dis-je.
— À quoi faire ?
— À transporter une belle endormie de ma voiture dans celle-là.
Il ne pose pas de question, mais il a une exclamation en identifiant la blonde trottineuse de la rue Godot (en attendant) Mauroy.
— Mais…
— Oui.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est évanouie ?
— Endormie seulement.
Nous transbahutons M.-T. dans la chignole de son julot.
Je l’allonge sur la banquette dans une posture qui pourrait faire croire que la pétasse est morte.
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