— Vous désirez ? me demande-t-elle en anglais et en zozotant.
— Je voudrais speaker à M. Bernard, fais-je.
Elle hésite un peu, nous considère, nous jauge, nous hume.
— C’est de la part de qui ?
— Dites-lui que je suis un ami de Marion.
Elle nous fait entrer dans un salon vachement surchargé de meubles et de bibelots. Puis elle disparaît. Son absence est aussi brève que la déclaration d’impôts d’un chômeur. Elle revient, imperturbable.
— M. Bernard descend ! fait-elle.
Puis elle reste debout dans la pièce, bras croisés, sans rien dire, ce qui crée un climat de gêne insoutenable. Béru essaie des pourparlers.
— Dou you spique inegliche ? demande-t-il aimablement.
Cette dame est la franchise même.
— Yes, répond-elle du tac au tac.
Le Gros, encouragé, donne libre cours à sa satisfaction.
— Vous avez de la chance, moi pas.
C’est à cet instant que Bijou fait son apparition.
Il porte un complet à carreaux et un sonotone prince-de-galles.
— Messieurs ? demande-t-il.
Je m’avance.
— Salut, Bijou, déclaré-je, vous me reconnaissez ?
Il ne sourcille pas.
— Non.
— Je suis le parachutiste de l’autre nuit, vous savez ? Celui qui a atterri sur le balcon de Marion, tandis que vous, vous atterrissiez dans son balconnet.
Il reste de marbre.
— Commissaire San-Antonio, mugis-je dans son amplificateur de couennerie, vous avez toute une fausse correspondance de moi dans le coffre mural de votre bureau, villa Montmorency !
Un étrange sourire naît sur ses lèvres minces comme la tranche de jambon d’un restaurant à prix fixe.
Il acquiesce et retire la main droite de sa poche (droite également). Il tient un aimable pétard et nous le montre ostensiblement.
— Vous m’en ferez un paquet, fais-je, c’est pour offrir.
Tout en parlant, je sors le mien de son étui.
— Je vous conseille plutôt cet article-là, Bijou. Il ne s’enraye jamais et…
Je ne peux achever. Un bref sifflement a retenti et je morfle un coup de plumeau en béton soigné derrière le cigare. Les cloches de Westminster se mettent à carillonner à tout va. Des étincelles jaillissent de partout dans la pièce comme si chaque meuble, chaque objet était un pétard en train d’exploser. C’est cette vieille carne d’Anglaise qui m’a refait le coup de Jeanne d’Arc avec un goumi. Le Gros essaie de réagir, car je perçois un remue-ménage. Mais la réalité s’escamote et votre séduisant commissaire va voir dehors s’il y est.
Il y est !
Une sensation de fraîcheur me ranime. Suit illico une autre sensation, plus désagréable, celle-là : celle d’une élongation générale de mon individu.
Je reviens à moi, donc à vous, mes chéries, et je constate avec stupeur, indignation et désespoir que je suis suspendu par les poignets à la tuyauterie du chauffage central. Les cordes cisaillent ma chair et c’est une douleur qui devient vite intolérable. Près de moi, le Gros se trouve dans une position résolument identique. Il s’ébroue car cette carne d’Anglaise vient de lui balancer la seconde partie du seau de flotte (j’ai eu droit à la première, d’où cette fraîcheur).
Nous nous trouvons dans une pièce vide et sans fenêtre, sorte de cellier sentant le renfermé. Bijou se tient debout devant nous, un imperméable sur le bras, et un sourire aux lèvres.
Je note alors un truc étrange : dans un coin, posé à même le sol, un poste de radio à transistors joue en sourdine.
— Ça va mieux ? demande Bijou.
— Un peu, conviens-je. Votre copine a une façon de vous masser le cervelet qui ferait perdre la mémoire à un éléphant.
— Personne ne vous obligeait à venir ici !
— Vous ne pensez pas que nous avons un petit compte à régler tous les deux ?
— Peut-être, mais je vous donne quitus sans percevoir ce règlement. Je pars, commissaire.
— Où ça ?
— Pour un pays où vous et vos amis ne pourrez rien contre moi. Seulement, auparavant, je vous promets une prise de congé retentissante.
— Qu’est-ce qu’y débloque, ce tordu ? lamente Béru.
— Tais-toi, fais-je, j’ai des questions à poser à monsieur.
Bijou force son sourire.
— Je suppose que vous avez rarement mené un interrogatoire en vous trouvant dans une telle position ?
— C’est un fait, admets-je.
— Non, mais y s’offre not’ bocal ! maugrée le vicomte Béru-Cradingue de la Tétaupié.
— Un peu, susurre Bernard. Elle est belle, la police française.
Il ajoute :
— Je regrette de ne pas avoir d’appareil photographique sous la main. J’aurais pris un, beau cliché que j’aurais adressé à vos supérieurs avec mes civilités. Vous vouliez me poser des questions, disiez-vous ?
— J’aimerais connaître le secret de la machine. Voilà un bout de moment que ça me turlupine…
— Non seulement je vais vous le donner, répond Bernard, mais, de plus, vous pourrez assister à ses conséquences grâce à ceci.
Il désigne le poste.
— La conférence ? fais-je brusquement.
— Oui.
— La machine à écrire est en réalité une bombe ?
— Bravo ! Les coups sur la nuque ne vous réussissent pas si mal. C’est une bombe, en effet, mais d’une espèce très particulière.
— Vous me mettez l’eau à la bouche, plus qu’avec un seau !
— Son coffrage est un explosif nouveau, d’une puissance dont vous me direz des nouvelles. Il sautera lorsqu’on dactylographiera un nom de sept lettres, celui du délégué allemand à la conférence : AZBOHER. En tapant ces sept lettres dans l’ordre, le détonateur se déclenche. Ingénieux, non ?
— Et c’est Maurin qui a amené la machine ?
— Oui, et il vient de la confier à sa secrétaire.
— Celle qui remplace Virginie ?
— Exactement.
Bijou regarde sa montre.
— D’après mes pronostics, d’ici à vingt minutes tout sera consommé. La salle des conférences ne sera plus qu’un tas de ruines fumantes et les délégués de simples noms à graver sur une pierre tombale.
Bijou regarde sa montre.
— Vous m’excuserez, je dois filer. La B.B.C. a prévu un reportage sur la conférence dans cinq minutes, vous pourrez l’écouter.
— Merci, dis-je, voilà une délicate attention. Mais je préférerais suivre cette passionnante retransmission dans un fauteuil, en fumant un cigare.
— Il n’en est pas question. Estimez-vous heureux que je ne vous abatte pas. J’ai horreur de me tacher les mains, je suis contre la violence. Je préfère vous laisser mourir de faim tous les deux…
Gémissement de Béru à l’extrême gauche.
— Nous abandonnons cette maison de location. La porte de fer du cellier ne laisse passer aucun son, j’en ai fait l’expérience. Vous pourrez crier en toute tranquillité. Salut !
Il sort, suivi de l’abominable miss Matrack et le verrou coulisse. Seule retentit maintenant la musique douce diffusée par le poste.
— On est frais, se lamente l’Énorme. Ah ! quel patelin ! Je commence à m’ankyloser, mec !
— Tu l’étais déjà cent cinq fois, ankylosé, mon Béru.
— Tu te rends compte d’une fin. Mourir suspendu comme ça dans une cave, et en Angleterre ! Ah ! je te jure…
Il se démène au bout de ses cordes, mais chaque ruade ne fait que cisailler davantage la pauvre bidoche de ses non moins pauvres poignets.
— T’agite pas, Gros, fais-je. J’ai un plan.
— J’espère que c’est pas un plan quinquennal, because ça urge !
— Écoute, je vais essayer de faire un rétablissement de manière a amener mon soulier droit à la hauteur de ta main gauche.
— Et après, qu’est-ce que j’en ferai, de ta godasse !
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