Elle trébuche et va engouffrer le Napoléon décapité ! Les jumelles lui en tombent, à l’Empereur. Il doit se dire que le Grand Cerf n’a pas volé son enseigne (de vassaux). Il disparaît ! C’est une nouvelle Berezina, pour le grand tome, un ultime Waterloo ! Qui donc prétendait que Saint-Télène était un trou ? Tu parles ! Qu’ils y viennent ! Tiens, fume ! Dans son grandiose emportement ou plutôt, dans son grandiose bonapartement, elle s’aperçoit pas tout de suite de la substitution, Anastasia. Elle confond l’Empereur avec ma batterie à haute fréquence. Elle lui dit qu’elle m’aime ! Elle le traite de « Grrrrochbitua ». Elle s’ingénie à l’escamoter. Faut que j’intervienne pour la rappeler à la réalité. « Et ça, c’est du biscuit ? » je lui fais en attirant son attention.
Me voyant déguisé en métronome, elle réagit. L’erreur est humaine, comme disait l’autre en latin ! On continue dans la furie éblouissante. On dingue, on tangue, on rompt en rond, on s’enroule, on s’enroue, onze cents roues ! Bouing ! Tchafft ! On va se répercuter dans le mobilier encore debout ! On pulvérise celui déjà cassé ! C’est la grande férocité tringleuse ! Le noir séisme du radada ! La sauvette suprême ! On arque-de-triomphe en couronne ! Y a de la démesure dans notre particulière partie culière, de la sauvagerie barbare, de la démence glandulaire. On dépasse les limites de l’excès. On s’affranchit des conventions suprêmes. Plus rien ne compte que cette fantasia de la nervouze, que ce raz de marée épileptique qui nous lamine, nous tréfile, nous expectore. Je me multiplie, me prodigue, me dédigue. Mon zifolard devient bifide. Il planture, il démesure infiniment ! Rrrouâ ! Encore ! Again ! T’en veux, t’en as ! Et commak, ça te plaît plus mieux ? Et par ici ? Et par là ? Pleure pas, j’arrive ! J’omniprésence ! Ah ! la furie ! Ah ! la bouffeuse ! La dévorante ! L’exigeante ! La despotique amoureuse ! Inextinguible ! Inassouvissable ! Faut comporter comme onze mille soudards, avec cette goulue ! La Grande Armée à moi tout seul ! Vive l’Empereur ! J’obélisque, à force. Je Pont-de-Lodise ! Je lui interprète Volga en flammes ! Je tente de lui assouplir les ardeurs. De lui apprivoiser le tumulte sensoriel. Que tchi ! La Charrette bulgare, le Martinet fantasque, le Dé à coudre polisson, la Quenouille voleuse, c’est de la tarte à la frangipane pour elle, La Dégustation forcenée idem, ainsi que le Vaporisateur à moustaches. Elle se complaît que dans la violence, Anastasia. Dans l’empoignante titanesque ! Elle s’en branle (si je puis dire) des délicatesses Pompadour !
Faut pas l’entreprendre à la Louis XV ! Ni lui essayer les agaceries dix-neuvième siècle. Son style, à elle, c’est Pierre le Grand, Tarass Boulba. On s’échevelle à corps perdu ! On s’enchevêtre jusqu’à la démembrance. Et quand après des cris, des rugissements, des lamentos hérissés de points d’exclamation on s’entre-renonce, la chambre d’apparat du Grand Cerf n’est plus qu’un hallier ruiné par une charge éléphantesque, un Pompéi encore fumant !
La conclusion, la seule valable et pertinente, c’est la douairière-patronne-caissière de l’hôtel qui la fournit. Debout dans l’encadrement de la porte, paralysée par la stupeur et l’admiration. La digne personne déclare à l’adresse de son cuisinier, de son garçon de cuisine, de sa femme de chambre, de son sommelier, de son fils, de sa belle-fille, de son petit-fils, de son vieil amant, de son voyageur de commerce et de son épagneul breton qui se pressent derrière elle :
— Je me suis mariée trois fois, j’ai eu quarante-sept amants et je dirige cet hôtel depuis cinquante-neuf ans, c’est donc vous dire que j’en ai vu, entendu et subi, des nuits de noces. Mais une nuit de noces comme cette nuit de noces-là, mes amis, je ne savais pas que ça pouvait exister !
Elle essuie deux belles larmes sur sa façade décrépite (car elle s’était démaquillée à la lampe à souder).
— Monsieur, me dit-elle en englobant les décombres d’un geste large bien que chevrotant, je tenais énormément à ce mobilier et à ces bibelots dont la plus grande partie me venait de mon cher papa, pourtant, en témoignage d’admiration, je ne les ferai pas figurer sur votre note.
— Et maintenant, raconte !
Anastasia Rontéburnansky essuie d’un charmant revers de bras la sueur collant ses cheveux d’or à son front d’albâtre [8] Y en a qui aiment ce genre de style. Vous, vous venez d’avoir votre taf, alors moulez-moi et laissez-moi usiner pour mon public c… !
.
— Je m’étais juré que tu passerais la nuit de noces en ma compagnie, chéri.
— Vraiment ?
— Je n’en pouvais plus. La pensée que tu puisses faire l’amour avec cette grosse tourte avant de le faire avec moi me rendait folle. Je te désire depuis le premier moment. Jamais, je n’ai convoité un homme aussi fort ! Tu m’as positivement ensorcelée, mon beau mâle féroce !
Elle me caresse doucement la poitrine. Habilement, je lui saisis la main pour lui baisotter le bout des doigts. J’ai pas envie de remettre le couvert. Pas tout de suite. Auparavant, j’ai besoin de me refaire une santé…
— Et tu ne me le montrais pas ! reproché-je. Moi aussi, Anastasia, moi aussi j’étais dingue pour ta pomme. Tu gambadais dans mes rêves et je ne pensais plus qu’à toi.
La splendide créature me sourit derechef [9] Derechef est un mot russe qui signifie « à nouveau ».
.
— Il fallait bien que je te laisse accomplir ta mission, chuchote-t-elle.
Un picotement désagréable me cavale sur les hanches comme un cortège de fourmis processionnaires.
— Co… comment ça, ma mission ?
— Allons, chéri, ne joue pas les étonnés, ça te va si mal. Tu dois sûrement très bien mentir aux hommes, mais avec les femmes tu restes un adorable petit garçon. Voyons, ma belle chère jolie brute, il faut être une gourde comme Natacha pour n’avoir pas réalisé que tu lui faisais la cour sur commande et uniquement parce qu’elle est la fille du professeur Bofstrogonoff. C’est comme le mariage d’aujourd’hui… Nous avons beau être russes, mon grand féroce, nous sommes tout de même suffisamment au courant du rituel français pour comprendre qu’il était factice !
Mais qu’est-ce qui m’arrive, dites, les gamins ? Qu’est-ce qui me choit sur la coupole, cette nuit ? D’abord les deux vilains de la chignole, tout à l’heure, et puis maintenant la sublime Anastasia ! M’est avis que nous passons pour de belles poires, le Vioque et mézigue ! Des Williams et des beurrés-Hardy. Je commence à en connaître qu’ont dû vachement se fendre la tirelire en nous voyant agencer notre petite matinée enfantine.
Je me tais, ce qui est la meilleure manière de questionner quelqu’un en veine de confidences. Effectivement, ma partenaire reprend, adossée au ciel de lit qui se trouve maintenant à la verticale :
— Dans le fond, murmure-t-elle, c’était terriblement amusant de te voir t’escrimer à lui débiter des niaiseries que tu ne pensais pas. D’autant que je lisais dans tes yeux, grand fou, le désir que tu avais de moi.
— Et que… que conclus-tu de… heu… cette situation, ma chérie ?
Elle hausse ses épaules nues.
— Je n’ai pas à conclure, heureusement ça ne fait pas partie de mon travail !
Vous ne sauriez croire à quel point il me devient difficile d’avaler ma salive, mes chéries. On dirait que je viens de gober un jeu de cinquante-deux cartes avec ses jokers sans boire un coup pour faire glisser !
— T… t… t… ton travail ? mitraillé-je penaudement.
Читать дальше