Frédéric Dard - En avant la moujik

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Je connais plusieurs centaines de milliers de femmes qui vont avoir un sérieux pincement au cœur en lisant les premières lignes de cette histoire : imaginez un peu, mes belles, le beau, l'unique, celui qui vous fait tourner les têtes, le commissaire San-Antonio vient de se marier ! Et pour mettre un comble à votre désappointement, sachez que sa légitime n'est autre que la fille d'un célèbre savant russe… Mais sachez aussi qu'elle pèse deux cents livres et qu'à côté d'elle Berthe Bérurier est une starlette d'Hollywood ! Rassurez-vous, il y a gros à parier qu'avant la fin de ce chef-d'œuvre, le magnifique Commissaire sera de nouveau disponible…
En attendant, il a fallu passer une sacrée nuit de noces ! Heureusement que Bérurier ne sait rien refuser à son supérieur ! Heureusement que rien ne le rebute… Et après tout…, dans le noir…

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San-Antonio

En avant la moujik

Faudrait p’t’être que je vous prévienne. L’histoire ci-après est fictive jusqu’au trognon. Les personnes et les faits contenus dans cet entremets franco-russe n’existent que dans mon délire.

Lisez-moi ça et vous comprendrez !

San-Antonio

I

MARDI 11 H 30

Elle parlait pas une broque de français, Natacha ; mais pour ce qu’elle avait à bonnir dans la belle langue de Cambronne il était superflu qu’elle suive des cours du soir.

« Oui. »

C’était tout ce qu’on lui demandait de répondre à une certaine question un tantinet délicate.

« Oui… » Trois lettres, une syllabe… Le son le plus compromettant de notre valeureuse nation. La source de toutes les conneries, la porte de toutes les turpitudes. Des tas de gens sont morts pour un « oui », et quelques autres, une minorité, pour un « non ».

Des « oui », j’en ai connu une bougre de flopée au cours de mon aventureuse existence. Depuis le « oui » timide de la pucelle pour la première fois bouchebaisée, jusqu’au « voui » franc et massif du père Ladorure, en passant par des tinettes de « oui mais, de oui merde, de p’t-être ben qu’oui et de ni oui Ninon (de Lenclos) ». Sa vie durant, on glisse sur les « oui », mes drôles. On met le pied dedans. On s’en barbouille le fond de grimpant. Il nous compromet, nous embastille, nous entortille, nous souille, nous déprave tous, mes bien chers tant cons porains et amis. « Oui », c’est comme le début d’une grande dégueulade, le premier effort pour s’extirper les entrailles. Quand le « oui » a passé, le reste passe. On est ses vassaux, faut lui obéir, supporter les conséquences.

Natacha, ce serait mieux que je vous la raconte avant qu’elle prononce le « oui » annoncé ci-dessus. Malgré son prénom enchanteur qui évoque la steppe, les troïkas sur la piste blanche et les amours du docteur Jivaty-Jiva-Gigot, Natacha, c’est un vrai boudin, croyez-moi. Russe ! Un boudin russe ! Elle ressemble à la plus grosse des poupées gigognes qu’on vous vend dans les bazars de Moscou. Dodue, cuissue, ventrue, mafflue, les joues peintes en vermillon, la moustache drue, le cou couleur de saindoux, le sein doux parce que mahousse comme un oreiller, le cheveu blond filasse, la bouche en étreinte de limaces, le front bas, la cuisse jambonnière, le mollet en tronc de palmier sous les bas de coton grisâtre, l’œil aussi pétillant qu’une rondelle de truffe sur une tranche de foie gras, cette aimable jeune fille de trente-deux ans est à la volupté ce que M. Francisco Franco est à la démocratie. Elle a un dargif à tromper un éléphant myope et en rut, des mains comme des gants de base-ball et sa toilette flanquerait le cafard à un fabricant de serpillières.

L’homme au ventre ceint d’une écharpe tricolore (dont les glands dorés tintinnabulent contre le sien) se racle la gorge.

Ses poings grêles posés sur le tapis vert de la table, il consulte le gros registre noir étalé devant lui.

— Mademoiselle Natacha Bofstrogonoff, bavoche l’individu que je vous cause, acceptez-vous de prendre pour époux M. Antoine San-Antonio ici présent ?

C’est le moment pour ma fiancée de virguler son « oui » sans équivoque. Au lieu de ça, la voilà qui se marre comme une chasse d’eau en action.

L’interprète, un grand maigre habillé de triste, se penche sur elle et lui traduit la question.

Da ! répond l’étourdie.

Mais m’sieur le maire n’entend pas la langue de Tolstoï, aussi marque-t-il son incompréhension d’un froncement de sourcils.

Le « oui » tant attendu tombe alors des lèvres voluptueuses de Natacha.

— Je vous déclare unis par les liens du mariage ! fait l’officier d’état civil. Si vous voulez bien signer.

En nous présentant le fatidique porte-plume, il renverse l’encrier dont le contenu se répand sur son beau complet des dimanches.

— Toujours aussi dégourdi qu’un manche à quenouille, ce Pinuche, ricane mon témoin.

Je lui stoppe les sarcasmes d’un coup de saton dans les pylônes. Notez que j’ai tort de molester un beau témoin comme ça. Il est tout plein ridère, Béru, dans son costar bleu croisé qui ne croise plus (au point qu’il ne peut plus ajuster qu’une rangée de boutons sur les deux). Ses gants de chevreau gris perle, bien qu’éclatés du bout comme des bananes trop mûres, lui confèrent une certaine distinction, de même que son nœud papillon (qui représente un papillon) et que sa chemise blanche constellée de trous résultant d’escarbilles de cigarettes. (On dirait qu’il a récupéré la limouille d’un fusillé.)

Natacha empare le porte-plume et le mate d’un air extatique en exclamant des choses. Je m’informe auprès du traducteur.

— La camarade Bofstrogonoff, me répond-il, admire la qualité et le modernisme de ce porte-plume. Elle dit n’en avoir jamais vu encore de semblable.

L’objet en question comporte un manche de bois, renflé de la base et mâchouillé du haut, ainsi qu’une plume baïonnette, comme la communale la plus reculée de la Lozère n’en a plus revu depuis 1924. J’augure des extases de ma compagne que celle-ci n’est pas trop duraille à éblouir, ce dont je me réjouis in petto. Car enfin, vous parlez d’un turbin, mes frères ! Faut vraiment raffoler de son métier pour convoler avec une dondon de cent quatre-vingts livres plus godiche qu’une charrue dételée. Ah, elle est fraîche, ma Ruskoff ! Va falloir que je rase les murs pour trimbaler ce brancard ! Que je me coiffe d’une cagoule ! Que j’emprunte les boulevards périphériques afin d’éviter la zone des copains. Vous me voyez déhotter avec ce chaudron au Fouquet’s ou à la Maisonnette russe de la rue d’Armaillé ? Pour le coup, tout Popoff qu’il est, Vania, le maître d’hôtel, en avalerait ses lunettes. Le chef me lapiderait à coups de blinis depuis son piano. On me casserait les carafons de vodka sur le bol ! On scierait en deux ma table habituelle pour être sûr que je reviendrais jamais.

Nous signons. Pinaud qui fait office de maire continue de fourbir sa braguette éclaboussée d’encre en marmonnant des consternations. Il ronchonne comme quoi faut être gestapiste dans l’âme pour placer un encrier boiteux sur la table des mariages à une époque où la pointe Bic submerge la France.

Avouez qu’il a raison, Pinuchet. Le régisseur de la maison Poupoule qui nous a organisé cette mairie bidon à Chaulx-lez-Maron (Yvelines) a trop forcé sur le folklore. Il les a vues seulement dans les films de Berthomieu, les petites mairies de nos chères campagnes. Y aurait pas la binette à Carolus en Gévacolor sur le mur, on se croirait dans un vaudeville datant du muet.

Heureusement que notre Colon-les-deux-étoiles est là pour affirmer son époque [1] À l’heure où nous mettons sous presse, les photos du président Pompidou ne sont pas encore sèches à l’instar des chemises de l’archiduchesse. .

— Au lieu de rouscailler, m’sieur le maire de ma paire ferait p’t’être mieux de gazouiller un laïus aux jeunes z’époux ! déclare le Dodu. C’est le moment plutôt que de fourbir sa braguette fanée.

La réflexion déconcerte Pinaud.

— On m’a rien dit, j’ai rien préparé, balbutie le Fossile.

Bérurier flétrit cette négligence.

— Il a rien préparé ! Il est comme les perroquets, cézigue, il peut dire que ce qu’il a enregistré. Les mots du cœur, chez lui, faut d’abord qu’il se les enregistre au magnéto.

Puis, s’adressant au gracieux couple que nous formons :

— ’reusement que vous avez un témoin de première bourre, si j’ose dire, déclare l’Enflure en me gratifiant d’une œillade déjà éloquente. Si vous le permettrez, je vais vous en casser quéque z’unes, histoire de marquer le coup, toujours si j’ose dire.

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