Elle me virgule un clin d’œil qui exprime toute sa salacité et son dévergondage.
— Tu ne penses tout de même pas que nos camarades dirigeants laissent une idiote comme Natacha, fille d’un personnage éminent, voyager sans un chaperon averti ?
— Et tu es ce chaperon averti ?
— Bien sûr. Je fais partie des services de sûreté.
— Ces services de sûreté sont au courant de… du… ?
— De ta petite combine ? J’espère que tu n’en doutes pas ? Je les ai tenus au courant, jour par jour, presque heure par heure, de tes manigances, si tu me permets ce terme.
— Et ils ont laissé faire ?
— La preuve !
Les Gaulois redoutaient que le ciel ne leur tombât sur la coloquinte. Pour moi c’est fait. Descendant de Gaulois et Gaulois à mes heures, j’ai eu droit à l’avalanche céleste, mes ravissantes. Houyouyouille, quelle dérouillée ! Si j’aurais su, j’aurais pas venu dans cette usine à pistouille ! Tu parles d’une diarrhée en branche, Suzette ! Mamma mia, où ce qu’il a porté ses délicats panards, le San-Antonio chéri ! Il entrevoit un morceau de futur pas comestible à l’horizon. Les lendemains qui chantent, ils vont chanter avec des voix de basses nobles, je vous le dis. Chaliapine ! Les chœurs de l’Armée Rouge, les Bateliers de la Volga, à moi !
— Et pourquoi ont-ils laissé faire ?
— Aucune idée, affirme Anastasia. Ils doivent avoir leurs raisons…
Je me convoque toute affaire cessante pour une conférence à l’échelon suprême. Voyons, c’est insensé !
Les Russes ont compris que je faisais la cour à la fille Bofstrogonoff par calcul, et ils m’ont laissé manœuvrer à ma guise. Ils ont prêté la main à ce faux mariage. Ont joué le jeu sans bavures…
— Pourquoi ? lâché-je avec un regain de véhémence. Pourquoi ?
Anastasia se dresse.
— Tu le verras bien, dit-elle. Tu le verras bien, si toutefois tu ne te dégonfles pas.
Je bondis et la saisis aux épaules.
— Et toi, dans tout ça, qu’est-ce que tu fais, Anastasia ? Hein, réponds : qu’est-ce que tu fais ?
— Ben, tu as vu : l’amour ! me répond la toute ravissante avec un sourire désarmant.
— Tes chefs savent que tu allais coucher avec moi ?
— Oh ça, ils s’en moquent éperdument.
— Tu vas le leur dire ?
— Je ne leur cache rien.
— Tu leur diras aussi que tu as drogué cette grosse conne pour avoir le champ libre ?
— Je ne leur cache rien, répète durement Anastasia.
— Comment t’y es-tu prise pour la médicamenter ?
— Je me suis introduite dans votre chambre avant que vous n’y montiez et j’ai délayé quatre cachets spéciaux dans le petit flacon d’eau de Chbrokoff que Natacha boit chaque soir pour essayer de maigrir. Ensuite je n’ai eu qu’à me glisser sous le lit pour t’attendre.
Elle frotte sa joue contre la mienne.
— Tu ne regrettes pas, j’espère ? N’est-ce pas que c’était bon, grand taureau sauvage ?
— Merveilleux. Mais dis-moi encore, puisque tu ne caches rien à tes supérieurs, tu vas donc leur dire que je sais que vous savez ?
— Bien sûr.
— Ils t’ont demandé de me prévenir ?
— Ils m’ont dit d’agir à ma guise, selon mes impulsions, en précisant que tout ce que je ferais serait bien fait ! Carte blanche, comme on dit chez vous. Alors voilà, j’ai agi à ma guise. Maintenant, il faut que je te laisse, bel amour ardent ! J’espère que nous retrouverons une autre occasion de nous aimer.
Sur ces belles paroles, elle ramasse ses fringues et se dirige vers la lourde. Avant de sortir, elle murmure en désignant le carnage ambiant.
— Excuse-moi, je te laisse faire le ménage !
Un gosse, dans ma situation, il crierait « maman » ! Moi, c’est plutôt « papa » que j’ai besoin de clamer. C’est-à-dire « patron » !
Au Vieux de jouer ses brèmouzes dorénavant et d’arrêter l’ultime décision. Vais-je ou ne vais-je pas prendre le TU de l’Aeroflot pour Moscou ? Toute la question est là.
Comme ma chère épousée roupille à s’en faire éclater les végétations et qu’elle me paraît avoir une fameuse autonomie de sommeil, suffisante en tout cas pour traverser la nuit sans escale technique, je décide de sauter dans ma guinde pour aller tailler une bavette nocturne au Vioque. Y a pas de raison que cette vieille frappe en écrase pendant que je fais une hernie aux méninges. Certes je pourrais lui turlurer de nouveau, mais je connais ses manières. Lorsqu’un problème l’agace, il vous exécute une pirouette et raccroche.
Ayant remis un peu d’ordre dans la piaule, je me plonge dans mes fringues et, sur la pointe des radis, je dévale l’escadrin aux marches geignardes.
Ce qu’il y a de bath en campagne, c’est qu’on se barricade pour la nuit d’une façon très sommaire, puisque toutes les clés restent sur leurs serrures. Trois minutes plus tard je récupère ma chignole, laquelle est sagement remisée dans le hangar de l’hôtel, entre un pressoir désaffecté et une charrette normande conscrite probablement de la berline qui amena Napoléon I erau Grand Cerf. Je déhote en souplesse, sans même déranger une paire de chats en train de faire des chatteries dans un grand bruit de lavement libéré.
Puisque vous connaissez parfaitement Comte-Harbourg, il est superflu que je vous rappelle le passage à niveau barrant la route lorsqu’on quitte l’agglomération en direction de Paris, aussi ne vous en parlerai-je que pour vous signaler qu’il est fermé. Dans sa guitoune aux vitres embuées, la garde-barrière lit son horoscope dans Ici-Paris en attendant le passage du 932 en provenance de Caen. Il fait une nuit sereine, au sommet de laquelle flotte languissamment la même lune dont je vous ai parlé précédemment.
Je sifflote un air qui n’est pas encore dans le commerce puisque je viens de l’inventer en admirant la paix suave de la campagne endormie. L’aigrelette sonnerie du pas sage âne i veau fait un bruit de cuiller à café contre le verre vide d’un orateur de noces et banquets. Soudain, j’aperçois une tache blanche sur un rail de la voie ferrée [10] Où y aurait-il des rails ailleurs que sur une voie ferrée ? m’objecterez-vous. À quoi je vous répondrai qu’il en existe pour supporter les voilages de rideaux et que je précise afin d’éviter toute confusion qui risquerait de faire perdre de l’intérêt à mon récit.
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J’ai beau écarquiller mes vasistas, j’arrive pas à déterminer ce que c’est. Aussi prends-je le parti de descendre de ma guinde pour y regarder de plus près. Quelle n’est pas ma surprise amusée de découvrir une poulette blanche endormie sur le rail. Le gallinacé joue sans se gaffer les Anna Karénine. C’est jeune et ça ne sait pas. Je suppose que la gentille poulette s’est attardée aux champs. L’obscurité venue, elle n’a pas su retrouver le poulailler du garde-barrière et, en désespoir de cause s’est perchée sur le longeron d’acier.
Un grondement naît des confins. V’là le dur. Vous le savez, mes amis, une volaille, dans l’obscurité, c’est bon à nibe. Cette idiote va se laisser déguiser en cataplasme sans même piger ce qui lui arrive. Mon dévouement à la cause animale est trop connu pour que j’y revienne. N’écoutant que ma nature généreuse, je saute la barrière et vais cueillir la bestiole sur son funeste perchoir. Elle est toute tiède sous ses plumes, la cocotte. Elle pousse un bref gloussement inquiet, mais je la rassure d’une caresse.
— Toi, ma petite poule, t’as une chance de coquu, lui dis-je en la ramenant à la garde-barrière. Sans l’œil du lynx de l’ami San-A. t’allais te faire transformer en bouillon Kub.
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