Le Patron se plante devant le chef du commando israélien.
— Voilà toute l’histoire, monsieur. Lorsque nos services de contre-espionnage ont intercepté un message révélant que le Shin-Beth avait retrouvé Von Chichmann, j’ai eu un petit pincement au cœur. Vous savez, une espèce de prémonition. Je me suis dit : le cadavre de Von Chichmann n’a jamais été retrouvé, on n’a jamais pu prouver sa mort (car je suis aussi discret que Ross) et en fait, j’ai, pour les besoins de notre cause, prolongé officiellement l’existence de cet immonde nazi pendant quelques jours. Puisque j’interprétais Von Chichmann avant qu’il disparaisse tout à fait, n’est-il pas logique de conclure que c’est sous mes traits à moi que les Services de Tel-Aviv croient l’avoir retrouvé ?
Le Bien-Aimé Dirluche se tourne vers moi.
— Voilà pourquoi je vous ai confié cette mission, je voulais être tenu au courant de la situation en détail, et pour cause. Savoir si c’était bien moi que le Shin-Beth avait repéré et ce qu’il comptait faire.
— Je peux dire quelque chose ? demande sèchement l’Israélien en combinaison que j’aime.
— Je vous en prie, répond Achille.
— Vous venez de nous raconter quelque chose de fort intéressant. Seulement il vous reste encore une formalité à accomplir.
— Et laquelle, cher monsieur ? gazouille le Boss, en prenant la voix de M. Jean Nohain.
— Prouvez-nous que vous dites bien la vérité !
Béru se dresse.
— Je te vas prouver que quatre doigts et un pouce quand je les replie, ça donne un poing d’acier, hé, fesse de rat ! La parole de mon très honoré directeur te suffit pas ?
— Calmez-vous, Bérurier ! ordonne le Patron.
Il semble vaguement songeur. Pas trop. Ross s’approche de son maître et balbutie :
— Voulez-vous me permettre de vous rappeler un détail, monsieur ?
Il cause pas à la troisième personne, l’Angliche. Il emploie volontiers le mot monsieur, le prononce même avec une certaine emphase, mais pour le reste, c’est le « vous » familier des Rosbifs !
Le v’là qui jactouille dans l’étiquette du Vioque. Un Anglais qui chuchote, je défie quiconque de comprendre ce qu’il dit. Pourtant Achille semble fort bien piger, lui. L’habitude…
— Merci, Ross, en effet, je ne m’en souvenais plus !
Puis, s’adressant à l’agent israélien, toujours hostile, il lui demande :
— Je suppose que vous aviez un dossier très complet sur Von Chichmann et que ses moindres particularités physiques vous sont connues ?
— Exact ! répond l’interpellé.
Pépère radieuse.
— Parfait. En ce cas vous n’ignorez pas qu’une de ses jambes n’était pas tout à fait normale.
— Il avait une broche au péroné droit, récite l’autre, bigrement documenté, comme vous pouvez le constater. À la suite d’un accident d’avion…
— En effet, mon cher. Il s’en suivait une légère claudication que je me suis appliqué à imiter lorsque j’ai interprété son personnage.
Le Dabe se met à marcher en tournant en rond, comme lorsqu’on essaie une paire de chaussures.
— Veuillez constater que je ne boite pas. En outre, si vous y tenez, je puis me faire radiographier, vous verrez que je trimbale pas le moindre corps étranger pour étayer mon squelette.
Le copain du Shin-Beth hoche la tête.
— Depuis la guerre, les techniques ont évolué dans la chirurgie osseuse, comme ailleurs. Vous avez très bien pu faire remplacer cette broche par une greffe ou un truc similaire.
Béru s’est assis en tailleur sur un pouf. On dirait une citrouille. D’ailleurs on dirait toujours une citrouille, Béru.
— T’es comme saint Thomas, mon pote, grogne-t-il. Ou alors tu cherches des patins pour le plaisir, ce qu’auquel cas tu pourrais bien te retrouver avec tellement de broches toi-même que tu ressemblerais à un échafaudage tubulaire.
— Laissez, laissez, Bérurier ! réitère doucement Achille, lequel possède toutes les patiences aujourd’hui.
Il regarde son chauffeur.
— Je crains bien, Ross, que vous dussiez exécuter un petit travail désagréable, soupire-t-il.
— Je suis prêt à subir les hard labours pour l’accommodement de votre honneur, monsieur. Que sont quelques méchantes ampoules aux mains en comparaison de votre dignité ? La seule chose qui me contriste, c’est de devoir saccager notre merveilleux massif de rhododendrons, orgueil du jardin. Mais enfin…
L’homme aux moustaches rousses fait une fausse sortie et murmure en considérant Bérurier.
— Il est certain que si monsieur l’inspecteur principal Bérurier acceptait de m’aider, nous gagnerions un temps précieux.
— Mais tout ce qu’a de volontiers d’avec plaisir, s’empresse le Mastodonte. Ça consiste en quoi t’est-ce, ’xaguetement ?
Le Vioque murmure en caressant son beau crâne mordoré et lisse comme les meubles fruitiers du salon :
— Ça consiste à déterrer la carcasse de Von Chichmann qui gît dans mon jardin depuis l’Occupation, mon bon Bérurier.
Son regard gêné glisse jusqu’à moi.
— Nous n’avions guère le choix, s’excuse-t-il. Il fallait parer au plus pressé, qui était d’escamoter les cadavres. Ross les a enterrés dans les plates-bandes, car à l’époque nous cultivions la pomme de terre de préférence aux rosiers. Je sais… J’aurais dû, ensuite, signaler leur présence et leur assurer une sépulture… heu… plus convenable. Mais voyez-vous, mon petit, à la Libération j’ai tout de suite été appelé à de hautes fonctions et j’ai pensé que, pour mon standing, il valait mieux ne pas jeter sur lui une petite note macabre, toujours déplaisante. En tout cas, bien m’en a pris de ne pas exhumer ces messieurs, puisque aujourd’hui le squelette de Von Chichmann va, grâce à sa broche au péroné me laver de cet effroyable soupçon.
Moi, vous savez, j’ai toujours pensé que le Vieux était un cas !
M’man est « en courses ». Elle va aux cominches de plus en plus loin, Félicie, car elle déteste les immenses supermarchés qui nous cernent. Elle leur préfère les petites boutiques tenues par des gens d’une espèce périmée, vêtus de blouses grises et coiffés de bérets. Des gens qui savent encore faire tenir un crayon sur leur oreille et qui déplacent de gros chats endormis avec précaution pour vous couper une tranche de gruyère.
Dans la maison, je hume les prémices d’une blanquette. Rien ne cuit encore, mais « c’est dans l’air ».
Je gamberge, les pieds sur la table de notre salle à manger. Une petite récapitulation. Quand on se déplace comme nous, à travers le monde, on rencontre des gens, on se crée des obligations, on contracte certaines dettes. Ainsi, va falloir que mon gouvernement offre un coucou de remplacement au porte-avions soudanais. Et puis j’enverrai un cadeau au capitaine si gentil que j’ai honte d’avoir durement déçu. Faudra aussi que j’essaie d’adresser un foulard Hermès à ma chère camarade PI 3-1416, histoire de nous rappeler à son bon souvenir, à elle qui fait tant pour le rapprochement des hommes !!! Quoi encore !
On sonne. J’écarte mes pieds pour regarder dehors. Je vois radiner Béru, joyeux comme un poinçon. Il remonte notre allée en sifflotant. Il tient un paquet étroit et long sous son bras, un paquet réalisé avec du papier-cadeau et du ruban doré à ressort.
— Entre ! hurlé-je pour m’éviter la peine de remuer.
Car je suis en période de flémingite. Ça me chope, parfois. Rarement. Dans ces cas-là je ne fous rien de la journée, me contentant de traînasser de mon lit à la table affublé des plus vieilles fringues de ma garde-robe.
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