Il postillonne si fort que notre pare-brise est, en un instant, constellé de particules de saucissons.
— Comment ! s’enroue le roué, sans seulement faire roue libre de la glotte, je suis obligé de driver un navion de jet ! De me déguiser en pendu ! De baptiser un cousin perdu ! De me produire Coquette et ses petites siamoises en grand super-gala ! D’avaler des litres d’eau salée ! De faire de la taule, de la grue, du coléoptère, du porte-avions, du tracteur-mitrailleur ! J’sus forcé de maigrir au soleil ! Et tout ça pour en arriver à quoi ?
— Ta gueule ! je soupire, les feuilles en nausée.
— Pour en arriver à ce qu’on te dise ta gueule ! enroue le Valeureux. Quelle époque ! Ah, y a des moments, je regrette le temps des Gaulois.
Écœuré, il sort de la voiture et pénètre dans le bistrot. Je mets son absence à profit pour réfléchir. D’après les dires de l’agent du Shin-Beth, Von Chichmann est un type entièrement reconverti à la vie française. Il est honorablement connu !
À mon tour je largue la chignole pour rejoindre Sa Majesté.
Un rade de troquet, c’est vraiment son endroit d’élection, au Gravos. Si un jour on le statufie, faudra le représenter accoudé à un comptoir, le bada derrière la tronche, le verre à la main, la bouche crispée sur des émotions vinasseuses. Oui, faudra, j’exige. Ça fait partie de l’imagerie populaire. Épinal-en-Beaujolpif ! On représente Saint-Louis sous un chêne ; Bonaparte au Pont de Lodi : Charles VII en train de se faire sacrer grâce à l’obligeante intervention de Mademoiselle d’Arc ; Roland à Roncevaux (car celui-là, s’il n’était pas mort, on n’aurait jamais su qu’il avait vécu) ; Clemenceau avec sa canne ; Churchill avec SON cigare (il n’en avait qu’un : en matière plastique) ; le président Kennedy avec la femme d’Onassis ; Colombey avec le Caveau de la République ; Sacha Guitry avec son esprit (lequel, comme le cigare de Churchill…) ; Pasteur avec une éprouvette ! On représente la France sous les traits d’une femme, l’Allemagne [42] Cette fois je rends sa majuscule à l’Allemagne qui nous a tout de même donné Einstein.
sous celui d’un aigle bicéphale et l’Angleterre sous ceux d’un vieux poivrot botté, culotté, rubicond : Bérurier, quant à lui, se doit d’être immortalisé à un zinc.
Il est en pourparlers avec le taulier, un gars à bout de foie, au nez veineux, au regard vitreux, dont le gilet de laine est déchiré aux coudes. Leur conversation me passionne d’emblée. Elle me permet de constater l’efficacité du Gros, lequel agit pendant que je pense.
— Vous dites qu’il pourrait avoir le type allemand, votre bonhomme ? marmonne le bistrotier en se versant mine de rien un gorgeon de rouquin.
— Mouais ! insiste Sa Pertinence. Il devrait avoir au moins cinquante-cinq berges ! Il possède opinion sur ruche. Ayez pas peur de chercher dans vos conssitroyens huppés, cher ami ! Et pendant que vous vous faites roussir la pensarde, servez-moi donc z’encore un p’tit coup de vot’ côte du Rhône. Il a fait que remonter la vallée du Rhône en se rapatriant d’Algérie, ce pinard, mais il est honnête de l’arrière-goût. Si je vous dirais que je rentre d’un patelin où les hommes eux-mêmes ne lichent que du thé. Faut y aller voir pour y croire, non ?
— Y’a des cons partout, philosophe le tenancier.
Ayant vidé son verre, il se met à marmonner des choses évasives.
— Type chleuh, récite-t-il à mi-voix, cinquante-cinq ans au moins, riche… Non, je vois pas… Y’a quéques amerloques dans le patelin, mais y sont jeunes. Je connais un mec blond avec le genre teuton, seulement il gratte à la voirie… Ici, comprenez-vous, on a plutôt des célébrités du ciné et du musique-hâle…
Sa réponse me fait comprendre que nous n’arriverons à rien. Von Chichmann, à vrai dire, n’existe plus. Il est devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de sûrement très important pour que la perspective de son assassinat mette le Vieux en transe.
On n’a plus le temps de l’identifier.
S’il n’a pas encore été tué, il va l’être dans les toutes prochaines heures, car le Shin-Beth ne parle pas en l’air. N’agit jamais à la légère. Ce sont des gars d’acier, précis, durs et sans faiblesse.
Quelle idée le Big Boss a-t-il eue de prendre des vacances en ce moment ! Nous sommes passés à son domicile parisien et nous avons trouvé porte close. Lui seul, me semble-t-il, aurait été en mesure de nous révéler qui est Von Chichmann. Il doit bien le connaître puisqu’il a voulu que nous le protégions !
— Et pis y’a pas mal de retraités, ici, poursuit le tenancier des Trois marronniers et du monument aux Morts. Des gens de l’industrie ou du Commerce de Gros. Des fonctionnaires, des militaires. Tiens, le pavillon d’en face, le blanc avec de la vigne vierge, c’est un ancien général de cavalerie. Quatre-vingt-dix piges, il crève encore son bourrin tous les matins ! Ces gens-là, j’sais pas pourquoi l’armée les conserve pareillement.
Il cause. Béru l’écoute en lui présentant son glass d’un geste automatique et l’autre, d’un autre geste tout aussi machinal, le remplit en pérorant.
Ma tête bourdonne. Moi, vous me connaissez ? Un chien de chasse. Le moment finit toujours par arriver où c’est l’instinct qui me mène. Je sens que la mort est là, dans ce bourg paisible. Elle rôde, elle se prépare. Si je n’interviens pas, un homme va périr de mort violente. Je perçois les louches effluves du drame. Il immine, mes filles ! C’est du peu au jus. Et l’intéressé ne se doute de rien. Je l’imagine, chez lui, son trépas est en marche.
Drôle de problo. Je ne connais que le lieu géographique du meurtre. J’ignore tout de la victime et des assassins.
Dehors, la vie ronronne gentiment. Une voiture des postes… Un livreur de bière… Des bagnoles cossues… Des gosses qui se poursuivent en criant des honteries… Deux chiens qui s’entr’ hument le fignedé… Qui va tuer qui ?
Pour un peu, je regretterais d’avoir pu me rapatrier aussi rapidement. Si j’avais été retenu au large des côtes israéliennes, les choses se seraient déroulées « en dehors de moi ». Je n’aurais pas eu à jouer ce triste rôle de témoin impuissant.
Brusquement, une rumeur caverneuse éclate dans le pays. C’est une bagnole rouge, nantie d’un haut-parleur, qui parcourt doucement la localité en annonçant une soirée de gala à la salle des fêtes. « Le Cid », avec Chemoldu, ex-sociétaire de la Comédie Française dans le principal rôle Prix unique (en son genre) des places : 5 francs ! Demi-tarif pour les étudiants et leurs petites cousines sur simple présentation de leurs devoirs de vacances.
Le fichtre me prend. Que dis-je, le fichtre ! Le foutre ! Je virgule un billet sur le zinc du bavasseur et je m’élance dehors en criant à Béru de me suivre.
Je cours au-devant de la bagnole aboyeuse. Elle est pilotée par un type maigre, tout en angles et en triangles. Sa bouille me dit quelque chose. Je crois bien qu’il s’agit de Chemoldu en personne, l’ex-saucier-terre de la Comédie-Française. Tellement ex que personne, rue de Richelieu, ne doit se rappeler son séjour chez Molière. Probable qu’il a monté une tournée familiale : sa bonne femme joue Chimène, son beau-père fait le Comte et sa belle-doche évite de se raser pour interpréter don Diègue.
— Vous désirez ? demande-t-il avec hauteur après avoir plaqué son micro contre sa poitrine.
— Une place à vos côtés, Monseigneur.
Lui qui croyait que je lui sollicitais un autographe ! Le voilà tout déçu, tout hostile.
— Ah, ça, monsieur, vous possédez un fier toupet ! déclame le bon Cid cacheté (ses cachets ne doivent pas être plus gros que des cachets d’aspirine !).
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